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Hacking spirit
Les corneilles de la ville japonaise de Sendai ont le « hacking spirit »1 :
À des branches de noyers plantés le long des routes pendaient de savoureuses noix, mais elles étaient, dans leurs coques vertes, inaccessibles à nos becs. C’est alors que mes congénères ont appris le code de la route. Au feu rouge, l’oiseau dépose sa noix devant la voiture, qui l’écrase au feu vert, et dont les fragments sont récupérés au feu rouge suivant. Malin, non ? Et même carrément intelligent.
Si, par exemple, le « code de la route » représente nos très humaines tendances à la paresse et à l’addiction, si les « noix » sont notre temps et nos données, alors nous reconnaissons les techno-corneilles qui partagent ce « hacking spirit » et qui comprennent comment transformer et utiliser la « circulation » à leur profit. Ce mode de faire n’est ni nouveau ni contestable mais les TIA (Techniques d’Intelligence Artificielle) fournissent désormais, dans un environnement entièrement numérisé, d’invraisemblables possibilités de hacking (L’IA par ses ombres).
Ces TIA commencent depuis peu à se conjuguer avec l’art. Un doute nous saisit alors : l’ « IA-art », dont l’idée principale est de faire produire des « œuvres d’art » par des artefacts « intelligents », est-il une entreprise plus ou moins volontaire de hacking visant à produire directement de l’attention et de la notoriété sans passer par les cases subversion, spiritualité, esthétisme… ? Bref, est-ce encore de l’art ?
Reconnaissons que cette question « Est-ce encore de l’art ? » a façonné l’histoire de l’art (moderne), au moins depuis le geste de Marcel Duchamp ou celui de Brâncusi, une histoire balisée de ruptures et de manifestes. Le pli est pris : nous répondrons que l’IA-art est encore de l’art même si, pour le moment, à ses tout débuts, il semble naître sans artistes.
Pour observer ces curieux balbutiements, et parce qu’ils concernent avant tout des techniques et des objets qui doivent réussir, nous proposons un retour à l’origine de nos techno-artefacts, le cœur battant de la Silicon Valley et du marketing numérique : l’université Stanford.
Design Thinking
Le « design thinking » est une méthode de conception collaborative inventée dans les années 1980 à Stanford. Le point central de cette méthode est l’intégration du futur utilisateur, le « porteur d’intérêt », dans le processus de conception. La première des cinq étapes proposées par la d.school de Stanford s’appelle « Empathize »2 :
Cette étape consiste à interviewer des porteurs d’intérêt de manière à se mettre en empathie avec eux. Les interviewers cherchent à établir ce que les utilisateurs font (DO), pensent (THINK), ressentent (FEEL) et disent (SAY). L’objectif est d’obtenir une phrase de type : « Le porteur d’intérêt » a besoin de « quelque chose » en raison d’« autre chose ».
La plupart de nos outils et services numériques sont conçus en présence du porteur d’intérêt, avec lequel l’équipe tente d’entrer en résonance. Le futur utilisateur est pour ainsi dire « démonté » (déconstruit) et « trafiqué » comme un ordinateur l’était par les hackers d’antan. Le design thinking est l’un des outils fondamentaux d’une économie de l’expérience considérant que le monde fonctionne globalement comme une machine qu’il faut comprendre puis patcher / hacker. Dans cette machine, l’utilisateur fait l’objet d’une véritable intégration : l’expérience proposée (par design thinking) se conforme à ses désirs et réciproquement.
Le monde numérique et les TIA nous exposent désormais, grâce au design thinking et à la puissance technique, à d’innombrables intégrations.
Des milliers de startups conçoivent ainsi des outils et des services utilisant des techniques d’intelligence artificielle : H20.ai prévoit la réaction des clients, Metamind fait parler les images, Snips masque la technologie derrière une voix, Swiftkey écrit à notre place, Dataminr détecte les « breaking news » potentielles avec un temps d’avance, Pony.ai propose des algorithmes de conduite autonome, Eyeem détermine la « valeur » d’une image, Zendrive utilise les senseurs de notre smartphone pour améliorer notre conduite (et baisser notre prime d’assurance), etc.
Dès lors que l’intelligence artificielle se propose aussi à l’art, celui-ci ne serait-il pas immédiatement contaminé par le virus du design, de l’expérience et du hacking : faire « quelque chose » (MAKE) en raison d’« autre chose » (HACK) ?
Rêver
En 1920, le philosophe Alain écrivait3 :
Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie […] Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau.
Alain observait ceci : l’objet artisanal existe avant d’avoir été fabriqué tandis que l’œuvre d’art n’est définie qu’après sa réalisation complète. Mais l’envahissement techno-industriel a tout changé. Le travail de l’artiste s’est progressivement déplacé de l’aval vers l’amont, de la révélation sous son ouvrage à la conception préalable en « raison d’autre chose ».
Dès 1924, André Breton appelait à un sursaut qui vaut toujours aujourd’hui4 :
Nous vivons encore sous le règne de la logique […] Mais les procédés logiques, de nos jours, ne s’appliquent plus qu’à la résolution de problèmes d’intérêt secondaire. Le rationalisme absolu qui reste de mode ne permet de considérer que des faits relevant étroitement de notre expérience. Les fins logiques, par contre, nous échappent. Inutile d’ajouter que l’expérience même s’est vu assigner des limites. Elle tourne dans une cage d’où il est de plus en plus difficile de la faire sortir. Elle s’appuie, elle aussi, sur l’utilité́ immédiate, et elle est gardée par le bon sens. Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de l’esprit tout ce qui se peut taxer à tort ou à raison de superstition, de chimère, à proscrire tout mode de recherche de la vérité́ qui n’est pas conforme à l’usage.
Ce que l’on peut observer aujourd’hui des artistes s’essayant à l’intelligence artificielle tombe sous ce travers : l’usage qu’ils en font est conforme par design (« compliant by design »). Et aujourd’hui, nous n’avons malheureusement pas de proposition surréaliste : il n’y a pas de Freud pour nous dévoiler de nouveaux et mystérieux territoires échappant à l’industrie : l’inconscient, la mécanique des rêves… A la place, nous avons des neuroscientifiques !
Nous devrons peut-être chercher le rêve hors de l’homme démonté, déconstruit, porteur d’intérêts. Pourquoi pas dans ces machines que nous concevons et que, peut-être aussi pour cette raison, nous cherchons à munir d’une intelligence, d’une conscience et donc d’un « inconscient ».
Design fiction
Mais cette activité industrielle et systématique de design, qui envahit nos modes de penser, peut et doit elle-même être interrogée artistiquement. Peut-on faire du design un « objet d’art » ? Entre septembre 2017 et début 2018, le laboratoire Arts & Technologies de Stereolux et le studio Design Friction ont mené un projet dénommé « utop/dystop(IA) »5 :
La démarche utilisée tout au long de ce projet est celle du « design fiction ». Il s’agit d’une approche du design qui imagine et conçoit des objets fictionnels servant de support à la réflexion et à la discussion.
Il s’agit donc de réfléchir et de discuter, pas encore de créer. Mais déjà s’amorce un mouvement de libération par rapport à la cause finale (dans le monde réel) du MAKE.
Ainsi, conçu par design fiction, « Pimentez Assistant-Life ! » provoque nos assistants personnels à base d’IA (Siri, Alexa…) et tente de les hacker pour nous extraire de leur bulle :
Face à cette technologie [ chatbots, assistants personnels… ] qui lisse nos vies, un groupe de hackers activistes, les REVEYEZVOUS, se mobilise et invente une puce, le Piment, qui interfère avec le fonctionnement de l’intelligence artificielle. Un seul mot d’ordre : « cultiver sa différence » ! Le principe du Piment est simple : reprogrammer temporairement l’intelligence artificielle de son Assistant-Life et se laisser surprendre.
Citons encore « l’Empathisateur », cette fiction consistant à nous aider à comprendre les émotions des autres et à améliorer ainsi les relations sociales :
Un objet connecté capte l’état émotionnel de votre interlocuteur et une intelligence artificielle vous le traduit pour le rendre compréhensible et perceptible. L’idée est de ne plus préjuger des réactions de l’autre, mais bien d’en faire l’expérience par des stimuli qui aident à ressentir l’état émotionnel d’autrui […] Très vite, le produit est adopté et promu par les pouvoirs publics qui y voient une solution miracle pour restaurer la cohésion sociale.
Ces objets et services fictionnels visent un usage qui interroge nos inquiétudes numériques : l’enfermement avec l’assistant personnel intelligent, qu’il s’agirait donc de hacker (pimenter) à son tour, l’atrophie sociale qui pourrait être résolue par une « prothèse » (sur les prothèses : Les miroirs du « je »), les fake news qui seraient automatiquement dévoilées et corrigées en temps réel par l’algorithme « Verity », le remplacement au travail par les robots qui serait ralenti par un coach, etc.
D’autres exemples6 :
« The Creative Mixer » : et si vous décriviez votre personnalité pour obtenir un « mix » de votre identité visuelle ? « The Empathy Writer » [ l’empathie toujours ! ] : et si vous pouviez trouver les mots exacts pour exprimer vos sentiments ? « The Belief Checkout » : et si les supermarchés de demain tenaient compte de vos valeurs et de votre éthique lorsqu’ils commandent automatiquement des produits pour vous ? [ Homo Amazonus ]
Le design fiction opère ainsi comme un mode sérieux d’interrogation du futur par le design. Il manque de peu de déborder le design thinking, de l’ « ironiser », de proposer des services fictionnels absurdes, drôles, surréalistes, ou simplement beaux. Et pourquoi pas, donc, des fictions dans lesquelles les porteurs d’intérêts seraient des machines ?
Voilà en tout cas, du design thinking au design fiction, la matrice conceptuelle de l’IA-art d’aujourd’hui et de son premier avatar institutionnel : le « GAN-art ».
Onction : naissance du GAN-art
Retour arrière. En 1926, l’art abstrait était officiellement reconnu avec cette œuvre de Brâncusi (nous soulignons)7 :
« Oiseau dans l’espace » est une sculpture en bronze poli d’un mètre et trente-cinq centimètres. Sa forme fuselée et épurée évoque celle d’une plume. Lorsque l’objet arrive au port de New-York, les douaniers lui refusent l’accès au territoire en tant qu’œuvre d’art. [ l’œuvre est libérée sous la mention « ustensiles de cuisine et matériels hospitaliers » ].
Depuis l’Antiquité, l’art imite la nature grâce aux précieux savoir-faire des artistes. La législation américaine se basait sur ce principe pour mettre l’œuvre de Brâncusi en procès. […] Ce jour-là, le juge détient le pouvoir de redéfinir une œuvre d’art. A l’issue de nombreux débats, le verdict tombe : désormais, l’artiste peut transgresser les règles s’il exprime sa personnalité à travers sa création.
Ceci nous rappelle que l’art n’est pas libre de se définir mais relève toujours d’une onction officielle. Sans cette convention, l’œuvre d’art n’aurait aucune valeur esthétique, spirituelle ni, bien entendu, marchande. Nous rappelions récemment cet épisode (Adam Curtis et le monde étrange) : la vente par Christie’s du premier « tableau peint par une intelligence artificielle » (« Edmond de Belamy »), œuvre du rusé collectif français Obvious.
Cette fois, ce n’est pas un juge américain qui a prononcé l’onction mais Christie’s : « Edmond de Belamy » a été adjugé pour la modique somme de 432 500 $ ! A la question de Rémy Demichelis (antérieure à la vente)8 :
Reste à savoir si une vente chez Christie’s est un critère de reconnaissance comme œuvre d’art ?
Nous pouvons répondre sans ambiguïté : oui ! Mais il faut reconnaître que l’art est hacké par une excellente design fiction devenue réalité et qui est en définitive la véritable œuvre d’art : une machine à peindre (et à écraser les noix). Chacun jugera du résultat…
GAN-art
Cet événement a évidemment suscité de nombreux débats : qu’a fait exactement l’ordinateur ? Qu’à fait Obvious ? Il faut alors parler un peu technique et de ce nouveau courant artistique devenu monétisable : le « GAN-art ».
« GAN » est l’acronyme de « Generative Adversarial Network » (en français « Réseau antagoniste génératif »), qui désigne une classe particulière d’algorithmes d’apprentissage (« machine learning ») inventée en 2014 par Ian Goodfellow, un chercheur issu de Stanford. Ces algorithmes permettent de produire des images ou vidéos fictives aussi vraies que nature (L’IA par ses ombres). Ironiquement, le principe-même de leur fonctionnement est le leurre. Un réseau de neurones « génératif » produit, en « s’inspirant » de nombreux exemples (15 000 portraits du XIVème au XVème siècle pour « Belamy »), des images (ou encore des vidéos, des voix…) en cherchant à les faire passer pour « vraies » auprès d’un second réseau de neurones dit « discriminant ». Ces deux réseaux entrent en compétition jusqu’à ce que, par adaptations successives (ce que l’on appelle « apprentissage » ou « machine learning », soit des techniques mathématiques de convergence), le premier arrive à faire passer au second ses productions pour « vraies » aussi souvent que possible.
En 2016, Microsoft arrive ainsi à produire, en injectant 300 vrais tableaux de Rembrandt dans son GAN (la technologie Cortana), un vrai-faux tableau du Maître sobrement intitulé « The Next Rembrandt »9 :
D’autres GANs encore produisent des images de personnes fictives (est-ce de l’art ?)10 :
Le procédé est purement mathématique et ne relève évidemment pas d’une quelconque intelligence11. Le tableau « Edmond de Belamy » est d’ailleurs astucieusement signé de la formule de Ian Goodfellow qui sous-tend le procédé et qui prouve mathématiquement que le jeu entre les deux réseaux, génératif et discriminant, aboutit à un état d’équilibre : le tableau final.
Prétendre ainsi, comme le fait Christie’s, que le portrait de Belamy est le premier « tableau peint par une intelligence artificielle » est évidemment une plaisanterie. Autant dire que « Point de vue du Gras » de Nicéphore Niepce est la première photographie réalisée par un appareil photo. Les GAN-artistes ont en quelque sorte un spirographe entre les mains et cherchent l’hypotrochoïde qui leur convient en essayant les différents trous.
L’ « auteur », ou plutôt le designer, continue donc à jouer un rôle déterminant dans ces travaux. Mais est-il pour autant un artiste ?
Mario Klingemann
L’un des représentants les plus connus du GAN-art est Mario Klingemann, un artiste allemand résident de « Google Arts and Culture »12. Il s’explique longuement dans un entretien avec l’historienne d’art et conservatrice Emily L. Pratt13 :
J’essaye de comprendre comment les choses fonctionnent et s’assemblent, ainsi que les règles qui les gouvernent pour voir comment on peut les « pirater » [ hack ]. Dans mon monde idéal, il existe toujours une façon de cartographier les choses, ou de les démonter et d’observer chaque partie séparément. Je peux alors les remonter dans un ordre différent et apprendre quelque chose.
En tant que GAN-artiste Mario Klingemann réalise ainsi des œuvres dans l’esprit du « portrait de Belamy ». Voyons par exemple cette œuvre récente, intitulée « Memories of Passerby I », une installation qui consiste en une composition de multiples GANs. Une console en châtaigner contient le cerveau-ordinateur (« AI computer brain ») et deux écrans projettent en temps réel et sans interruption des portraits calculés :
Cette œuvre était présentée en février 2019 par Sotheby’s (pas question de lâcher le morceau à Christie’s) qui la mettait à prix autour de £30,000 à £40,000, hors commission14. Elle s’est finalement vendue £32,000, commission incluse, un véritable flop comparé au portrait de Belamy… Quelque chose s’est très vite déréglé dans le GAN-art et ceci probablement pour deux raisons. Premièrement, l’utilisation de l’IA est ici littérale, accomplie au premier degré : il s’agit de faire tourner ad libitum l’équation de Goodwin pour fabriquer des images. Dans un mundus numericus déjà saturé d’images, on ne peut pas parler d’une révolution. Deuxièmement, par principe il s’agit de (faire) fabriquer des variations « réalistes » autour d’un même thème, quand bien même il s’agirait d’un thème fictif.
Mais voici un petit peu mieux, un designer plus facétieux.
Auteur d’auteurs
L’artiste Ross Goodwin (aidé lui aussi par Google) a équipé une voiture de caméras, senseurs divers et variés, et d’un GAN qui avait ingurgité 200 classiques de la littérature anglo-saxonne. Goodwin a conduit cette voiture-écrivaine, cette « design fiction », pendant 2000 kilomètres entre New-York et la Nouvelle-Orléans. Elle a « observé » avec ses senseurs pendant son trajet et écrit au fur et à mesure une sorte de « road novel » à la Jack Kerouac. Il en est symboliquement sorti un rouleau de 127 pieds de long (le rouleau sur lequel Kerouac avait écrit « Sur la route » faisait 120 pieds de long). Remanié et édité par Ross Goodwin, cet ouvrage a été publié sous le titre « 1 the road »15 :
La voiture elle-même est le stylo. Mais alors, qui est l’auteur ? Goodwin s’appelle lui-même un « écrivain d’écrivains » et « pas un poète ». D’autres pourraient l’appeler un programmeur ou un « technologue créateur ». Bien que Goodwin ait cédé la licence artistique à la « machine à écrire », il n’en n’a pas moins créé cette machine et ses règles de fonctionnement [ La machine de Dalio ]. Il a lui-même sélectionné les exemples pour l’ « intelligence artificielle », a peu près 200 livres qui, en tant que corpus, constituent la matrice linguistique qui façonne la sensibilité littéraire de l’IA, depuis le choix des mots jusqu’à la structure des phrases.
Le « roman » commence ainsi :
Trois secondes après minuit. Usine Coca-Cola. Montgomery.
C’est déjà plus drôle et instructif que les GAN-images !
Le GAN-artiste et plus généralement l’IA-artiste est toujours présent dans sa design-fiction. Nous dirions même plus : c’est la machine, et non pas ses produits numériques, qui est le résultat d’un authentique travail artistique (c’est donc la machine qu’il faudrait acheter, pas le tableau). Klingemann l’a pressenti avec l’installation Memory of Passerby I. Il a juste, à notre avis, manqué d’ironiser sur le vide de ses images et ainsi de se libérer.
Oulipo
Les oulipiens se définissent eux-mêmes, selon une formule attribuée à Raymond Queneau, comme des « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir »16. Ils pensent que la liberté de créer naît paradoxalement de la contrainte formelle (pensons au célèbre « La disparition » de Georges Perec, écrit sans la lettre e) car le formalisme détermine toutes les formes potentielles et libère ainsi l’artiste d’avoir à accomplir cette détermination. Il n’a plus qu’à réaliser, parmi ces formes, une sélection authentiquement libre qui signifiera la sortie du labyrinthe17 :
C’est qu’il ne faut pas se méprendre : la potentialité est incertaine, mais pas hasardeuse. On sait parfaitement ce qui peut se produire, mais on ignore si cela se produira.
Qu’il s’agisse de « 1 the road », du « Portrait de Belamy », de « Memory of Passerby I » ou encore de la fin de la symphonie n°8 de Schubert (« inachevée ») composée par une IA de Huawei, ces formes sont bien potentialisées par la formule de Goodwin (et plus largement par la design fiction de l’auteur-hacker) et « on sait parfaitement ce qui peut se produire ». Situation oulipienne ? Citons à nouveau Mario Klingemann :
J’ai eu une révélation en 1985 lorsque j’ai réalisé qu’une bitmap digitale [ comme un écran d’ordinateur ] peut en théorie représenter toute image possible. Il suffit alors de trouver son « nombre » ou son « adresse », parce qu’une image digitale n’est finalement que cela : un nombre gigantesque.
De la même façon que la bibliothèque de Babel imaginée par Jorge Luis Borges contenait tous les livres possibles et potentialisait ainsi la découverte de tout texte possible, une machine peut produire toute image possible, toute œuvre numérique possible. Mais arpenter la bibliothèque de Babel et choisir un livre ne fait pas plus de l’explorateur un écrivain que le parcours des résultats d’une IA ne fait du GAN-artiste… un artiste. L’hésitation de Klingemann est palpable :
Emily S. Spratt : […] La sélection [ curatorship ] est donc une part considérable du travail de l’IA-artiste.
Mario Klingemann : […] 90% de ce que produisent mes modèles n’ont aucun intérêt et c’est pourquoi je dois encore choisir les bons exemples. Mais à l’avenir, je devrais confier cette sélection à un autre modèle qui connaîtrait mes goûts et choisirait le bon modèle. De cette façon, je me contenterais de méta-choisir. […] Mais cela pourrait tourner en rond, si je dois entraîner un autre modèle pour entraîner le premier modèle et ainsi de suite.
Le GAN-artiste révèle ainsi une limite : quoiqu’il tente, sa machine produit des œuvres qui relèvent de son goût. Il ne sort pas du labyrinthe parce qu’il ne crée pas lui-même et reste attaché à sa machine.
Balbutiements
L’IA-art n’en n’est qu’à ses balbutiements mais il est déjà accueilli en art par l’onction de Christie’s et Sotheby’s… Il est soutenu par les grands acteurs du numérique (Google, Microsoft, Huawei, etc.) qui satisfont probablement deux intérêts majeurs. Premièrement, la caution artistique renforce l’idée que l’IA a une capacité créatrice, au sens humain du terme, et que, par conséquent, leurs technologies sont « human-friendly ». Deuxièmement, ces artistes qu’ils soutiennent sont d’authentiques bons hackeurs qui, par leurs recherches artistiques, leur permettent d’améliorer des technologies qui sont ensuite intégrées dans nos smartphones, bots, voitures, etc.
Bref, l’IA-art existe mais il consiste aujourd’hui à vouloir nous faire prendre, par des mises en scène linguistiques et scénographiques parfois édifiantes, les productions de machines « intelligentes » pour d’authentiques créations18 :
Une exposition multimédia démarre ce mercredi 12 juin à l’université d’Oxford. Peintures, sculptures, vidéos, performances… Toutes ces œuvres ont un point commun : elles ont été réalisées par un robot artiste, le premier robot humanoïde capable de représenter ce qu’il voit – à sa façon.
C’est ce que nous avons appelé « le hacking de l’art par l’IA ». Rappelons qu’à force d’intégrer et de démonter systématiquement les « porteurs d’intérêts » (c’est-à-dire nous) dans nos modes de produire des objets et des services, l’ « IA-art » semble être né ainsi : comme de l’excellent design aboutissant à de bonnes mises en scène, de bonnes ventes et du bon buzz.
Patience ?
En matière d’IA-art, ce ne sont donc pas les productions artificielles qu’il faut regarder, qui restent cependant d’authentiques exploits techniques et mathématiques, mais les artefacts qui les réalisent.
Gilbert Simondon, philosophe des techniques, savait poser son regard et ses mots sur (et dans) les artefacts, quand nous n’en considérons que l’usage. Ce regard était d’ailleurs presque tendre : il accordait aux objets une existence propre, une logique interne indépendante et surtout préalable à leur usage. Mais il accordait aussi à l’homme une place nécessaire, qu’il faut impérativement rappeler à l’époque où les techno-puissances tentent de nous faire passer, cette fois par l’art, des vessies – l’IA – pour des lanternes – l’intelligence – (nous soulignons)19 :
La machine qui est douée d’une haute technicité est une machine ouverte et l’ensemble des machines ouvertes suppose l’homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres.
Sur ces bases (oublier l’usage, penser l’homme comme centre organisateur), la technique peut être invitée dans le champ culturel. Il faut d’abord débarrasser la technique de son essence dominatrice, hackeuse, pour rétablir cette ouverture créatrice dont Simondon nous dit qu’elle existe au sein de nos artefacts.
L’ « IA-art » pourra alors véritablement naître. Patience…
Version pdf : Art et IA : balbutiements
1. ↑ Aline Richard pour Slate – 30 mai 2019 – La signification des meuglements des vaches, et autres histoires animales surprenantes
2. ↑ Wikipédia – Design Thinking
3. ↑ Alain – 1920 – Système des Beaux-Arts
4. ↑ André Breton – 1924 – Manifeste du surréalisme
5. ↑ Stereolux – 25 janvier 2018 – UTOP/DYSTOP(IA) : quand le Design Fiction interroge l’Intelligence Artificielle (lien cassé)
6. ↑ Dean Malmgren & Jure Martinec sur Ideo – 8 mai 2018 – What the AI Products of Tomorrow Might Look Like
7. ↑ Clémentine Picoulet pour KAZoART – 27 juillet 2017 – Marcel Duchamp et le Ready-Made
8. ↑ Rémy Demichelis pour Les Echos – 23 août 2018 – L’œuvre d’une intelligence artificielle française bientôt en vente chez Christie’s
9. ↑ The Next Rembrandt News Room – 17 juin 2016 – The Next Rembrandt – Data’s new leading edge role in creativity (lien cassé)
10. ↑ Passez en revue des centaines de portraits fictifs sur thispersondoesnotexist
11. ↑ Une lecture mathématique assez pédagogique de Sameera Ramasinghe pour Medium.com – 14 février 2018 – Generative Adversarial Networks — A Theoretical Walk-Through
12. ↑ De nombreux exemples sur Experiments with Google
13. ↑ Excellente interview d’Emily L. Spratt pour WRDS – SPRING 2018 • VOL.24 • NO.3 – Creation, Curation and Classification: Mario Klingemann and Emily L. Spratt in conversation
14. ↑ Sotheby’s – 8 février 2019 – Artificial Intelligence and the Art of Mario Klingemann
15. ↑ Bomb Magazine – 14 décembre 2018 – A.I. Storytelling: On Ross Goodwin’s 1 the Road by Connor Goodwin
16. ↑ Wikipédia – Oulipo
17. ↑ Oulipo (Jean Lescure), Atlas de littérature potentielle, p. 25
18. ↑ Marion L’Hour pour France Culture – 12 juin 2019 – Le premier artiste robot expose à Oxford
19. ↑ Gilbert Simondon – 1958 – Du mode d’existence des objets techniques
2 Responses
[…] 2019 et notre exploration consacrée à l’art automatique, les progrès de l’ « intelligence artificielle » (IA) sont incontestables, emmenés par de […]
[…] peu près impossible de dire en quoi une œuvre humaine se distingue d’une œuvre algorithmique (Art et IA : balbutiements) ? Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a aucune différence, mais seulement que celle-ci n’est […]