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On ne trouvera ici aucune description des multiples champs des biotechnologies concernant la réparation, l’augmentation, la transformation voire même l’imitation des organismes vivants. Nous avançons plutôt quelques remarques générales au sujet de cette prise en charge du vivant partant par la technique, notant que malgré les risques considérables elle n’est entravée par aucune limite, qu’elle soit financière, écologique ou éthique (comme d’habitude, il sera bien temps de régler ensuite ces quelques « détails »).
Mundus Numericus
C’est ainsi : l’exploration de Mundus Numericus doit impérativement s’emparer des grandes questions « existentielles », puisque ce nouvel environnement procède exclusivement de l’espèce humaine, en dépit de sa complexité, de son opacité et de son apparente contingence. Certes, il dépend aussi de ce que nous avons sous la main – les lois de la nature, les ressources de notre biotope… – mais son agencement procède seulement de nous-mêmes et pour notre bénéfice exclusif, au point que toutes nos angoisses existentielles doivent et peuvent désormais recevoir un soin « technique ».
Ce progrès insensé est devenu hors de contrôle depuis que le nombre, transfiguré en « information » vers le milieu du XXème siècle, est venu commensurer de facto chaque chose à chaque autre à la manière d’une monnaie universelle. L’information numérique est ainsi devenue le matériau d’un réseau métaphorique global (et financièrement très lucratif) qui permet de tout rabattre sur la science et sur la technique, y compris ce dernier territoire vierge où résident les mystères humains, effleuré jusqu’au XXème siècle seulement par l’art, la philosophie, la religion, voire par la psychanalyse… toutes par là-même disciplines de « désangoissement ».
Ainsi, nous assistons quelque peu sidérés à l’arraisonnement technique de l’ « intelligence » dont la fonction première, il faut bien le rappeler, n’est pas de résoudre des problèmes ou d’optimiser nos existences mais de répondre à nos questions inquiètes et incessantes. Nous sommes bien servis : Mundus Numericus non seulement nous inonde de réponses, mais il a littéralement réponse à tout. Ainsi réconfortés, nous laissons l’intelligence artificielle devenir, non pas un outil « libéral », encore moins de libération, mais un pur oracle mécanique. Et que dire de la « conscience » elle-même (les sensations de bien et de mal, de responsabilité, de libre-arbitre…), ce phénomène encore un peu mystérieux et dont il faut bien reconnaître aujourd’hui le dérèglement ? Ne file-t-elle pas elle aussi vers un destin technique (De la conscience artificielle) ? Et pour finir, puisque le répit n’est jamais une option pour ce système technicien qui ne peut avancer qu’en déséquilibre permanent, nous voulons confier la « vie » elle-même aux bons soins de notre réseau métaphorique. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas tant d’automatiser la médecine – objectif louable pour lequel nous sommes déjà prêts à tous les sacrifices (Données de santé, chevaux de Troie) – que de conquérir tous les processus du vivant en général et de les « enregistrer » dans Mundus Numericus. La mort elle-même pourra ainsi recevoir son soin technique. Qui n’en voudrait pas, bien entendu, à n’importe quel prix ?
Les biotechnologies dopées au nombre-information sont sans aucun doute l’Eldorado du siècle.
Le souci technique pour la vie
Les « tycoons » du numérique dressés dans l’idéologie libertarienne sont animés par un souci exacerbé pour leur propre existence (notons, pour « équilibrer » quelque peu le propos, que les idéologies totalitaires fabriquent les mêmes individus problématiques). Puisqu’ils disposent des énormes ressources financières nécessaires à l’accomplissement de leurs projets, cette milliardocratie installe des dispositifs planétaires, techniques et informationnels, qui semblent tous dirigés vers leurs propres soucis existentiels. Mais puisqu’au fond nous partageons les mêmes – souci de l’avenir, de la déchéance et de la mort, de l’ennui, de l’anonymat… –, nous tolérons pour le moins leurs solutions, dont les bénéfices nous parviennent comme les restes d’un lointain et énergique festin (ce que nous appelons parfois ici une « convergence objective d’intérêts »). Quelles sont donc les idées propagées par ces individus pour vaincre la mort ? Chacun selon sa psychologie…
Elon Musk confond sa propre existence avec celle de l’humanité toute entière (Elon Musk, vassal spécial). Or, les trois principales menaces qui pèsent selon lui sur l’humanité sont jusqu’à ce jour1 : le déclin du taux de natalité (à laquelle il répond, par exemple, en fabriquant massivement des robots censés remplacer les travailleurs qui vont manquer), l’intelligence artificielle (« Avec l’intelligence artificielle, nous invoquons le démon », une riposte possible étant l’augmentation de l’humain grâce aux implants neuronaux de son entreprise Neuralink), et enfin l’ « extrémisme religieux ». Cette dernière menace, plus énigmatique, doit probablement s’entendre comme le risque d’anéantissement de la technologie par l’obscurantisme. La technologie doit par conséquent porter elle-même l’espérance, comme prolonger sur mars la vie d’une humanité qu’il a déjà condamnée sur terre. Musk en devient lyrique : « Je pense que nous n’avons que cette petite bougie de conscience, comme une petite lumière dans le vide. Et nous ne voulons pas que cette petite bougie dans l’obscurité s’éteigne » (passage symptomatique du « Je » ou « Nous »…). Tous ses projets visant le « bien » de l’humanité constituent en définitive des prescriptions technologiques pour son soin existentiel personnel.
Dans un autre genre, le milliardaire américain Peter Thiel, moins connu du grand public, est un libertarien conservateur et une figure majeure de la Silicon Valley. Cet individu se sent plus directement concerné par sa mort personnelle. Affaire de sensibilité… Il vient semble-t-il de signer pour lui-même un contrat de cryogénisation2 et fait partie de l’idéaltype de ces ultrariches qui investissent massivement dans les technologies de prolongation de la vie. Peter Thiel disait il y a une dizaine d’années déjà : « Il y a tous ces gens qui pensent que la mort est naturelle, que c’est juste une partie de la vie, et je pense qu’il n’y a rien de plus éloigné de la vérité »3. Espérance ! Alors, par les temps qui courent, accepterons-nous donc la gigantesque empreinte énergétique personnelle de cet happy few cryogénisé ? Oui certainement, puisqu’à terme nous pourrons profiter un peu de son traitement…
Il y en a tant d’autres. C’est une ruée silencieuse. Qu’il s’agisse de Peter Thiel, de Jeff Bezos, ou encore de Larry Ellison (PDG d’Oracle) … tous investissent massivement le secteur des biotechnologies hybridées avec les technologies de l’information. Par exemple, les recherches et les startups en matière d’ « aging » ont proliféré. Dans une longue enquête du New Yorker datant (déjà) de 2017 et intitulée « Silicon Valley’s quest to live forever », on retrouve tous ces personnages fascinants et bien d’autres encore, qui tous parlent comme ce Joon Yun, un docteur qui dirige un fonds d’investissement dans le domaine de la santé4 :
J’ai dans l’idée que le vieillissement est plastique, qu’il est encodé. Si quelque chose est encodé, on peut casser [ crack] le code. Et si on peut casser le code, on peut le pirater [ hack ]. Et si on peut le pirater de la bonne manière, thermodynamiquement il n’y aucune raison pour que nous ne puissions pas repousser indéfiniment l’entropie. Nous pouvons mettre fin pour toujours au vieillissement.
Nous reviendrons un jour sur cet argument thermodynamique, utilisé ici fallacieusement, mais nous entendons siffler l’esprit gazeux de la Silicon Valley sur la vénérable question de la vie. Si Elon Musk ne semble pas fondamentalement obsédé par son propre vieillissement, il est imprégné de la même doxa : le monde, envisagé comme peuplé d’agents informationnels qui peuvent tous se répondre, tous commensurables, peut être intégralement modélisé (« cracked »), modifié (« hacked »), et mis ainsi en demeure d’apaiser nos soucis existentiels.
Deux planchers
Le vivant se retrouve ainsi dans le viseur de biotechnologies dopées aux théories de l’information. On nous a déjà fait le coup une première fois avec l’intelligence, « crackée » non pas en tant que « raison » classique, calculus ratiocinator ou jeu de langage, mais en tant que phénomène statistique émergeant d’un fascinant treillis neuronal délicatement reproduit dès le tournant du XXème siècle par le neuroanatomiste espagnol Santiago Ramón y Cajal (Recomprendre le neuromimétisme) :
Ce dessin suggère visuellement le fonctionnement neuro-électrique d’une structure si complexe qu’elle pourrait imiter n’importe quelle fonction mathématique, y compris l’intelligence envisagée comme telle. Un Joon Yun de 1900 aurait donc pu nous convaincre de l’existence d’un code à « casser » puis à « hacker ». Il n’aurait finalement pas eu tort : après 120 ans d’efforts, nous obtenons effectivement des IA monstres (GPT-3, LaMDA, Wu Dao… L’éclosion des IA « monstres ») mais aussi leur escorte de… « menaces existentielles »5, le joli soin ! Le remède technique serait-il donc pire que le mal ?
Plus inquiétant, le vivant lui-même n’échappera pas à cette double prise biologique et informatique dans laquelle les entrepreneurs de la Silicon Valley fondent désormais tous leurs espoirs. Lui-même dispose en effet d’un « plancher » informationnel prêt à l’emploi, d’un « code » bien connu : l’ADN. Santiago Ramón y Cajal n’aurait pas pu en réaliser le croquis tant ce brin moléculaire est minuscule :
La suite est connue : il reste à casser ce code puis à le pirater en utilisant l’ingénierie génétique et biomoléculaire dopée au numérique. Mais ce n’est pas aussi simple et d’ailleurs, visuellement, ce brin ne suggère aucun procédé conduisant directement à une quelconque émergence vitale. Tout au plus visualisons-nous une séquence, c’est-à-dire un « code ». Mais ensuite ? L’effort de décodage est immense et les travaux sur le sujet sont complexes, coûteux, et hors de nos capacités communes de compréhension (c’est bien pourquoi d’ailleurs l’IA est un instrument essentiel de cette nouvelle conquête). Le soin technique de la vie exige donc des moyens colossaux (techniques, humains, financiers, énergétiques…), sans commune mesure avec le domaine pourtant déjà très vorace de l’intelligence artificielle. Cet obstacle peut venir contrarier la frénésie d’artificialisation du vivant mais certains sont prêts à tout pour obtenir la « vie éternelle ». De quelles nouvelles menaces existentielles leurs solutions viendront-elles escortées ? On n’ose à peine l’imaginer.
Le problème du « fond »
Donnons pour finir une « raison » possible du retournement systématique du traitement technique de nos angoisses en menace existentielle. Nous irons vite, parfois sans dire, puisque ce passage rejoint des thèmes déjà tissés par ailleurs.
Nous l’avons souligné à plusieurs reprises dans ce carnet d’exploration : les « êtres » dont nous parlons et donc auxquels nous croyons (ici : l’intelligence, la conscience, l’individu, le vivant…) se manifestent dans la pensée sur le fond d’un espace amorphe, « euclidien », indifférent à ces êtres, comme les feuilles sur lesquelles Cajal dessinait ses dentelles neuronales ou, d’une autre manière, comme le silence qui héberge les êtres musicaux. Ceci signifie encore : le langage, sous toutes ses formes, permet de dire et donc de croire n’importe quoi puisqu’il détache en quelque sorte chaque être qu’il désigne du fond réel, propre et véritable dont il émane. L’intelligence est ainsi conceptuellement détachée du corps, la conscience est détachée du collectif, l’individu est par définition détaché du fond sans lequel il n’aurait pas de contours (L’« individu » à l’aune des théories de l’information). Enfin, le vivant est détaché de son biotope comme la tornade de l’atmosphère. Lorsque l’on parle du vivant, on parle ainsi d’organismes détourés qui n’entretiennent avec leurs milieux que des relations fictionnées de flux de matière et d’énergie.
Ces opérations de découpe par le langage sont prises par les (bio)informaticiens au pied de la lettre qui, comme nous l’avons vu, peuvent dès lors considérer ces êtres comme des « codes » à casser et dont les modèles « hackés » pourront alors s’ébattre sans problème – il faut seulement du temps et des moyens – sur le fond amorphe des machines à calculer (de Turing) ouvert à toutes les fantasmagories numérisées. Ce mécanisme de déréalisation peut être figuré ainsi :
C’est ainsi que s’étend progressivement un vaste « réseau métaphorique » mécanisé, un pseudo-langage surpuissant (quantité, vitesse…), mais qui ne reproduit que ce dont nous sommes capables de parler, c’est-à-dire des êtres détachés de leurs fonds ou, mathématiquement si l’on veut, des singularités détachées de leurs dynamiques (observation développée dans Le corps de René Thom (singularités)), en un mot : des leurres. Tout se déroulant comme prévu, le vivant se trouve donc « encodé », non pas en tant que singularité du biotope puisque c’est impossible (il n’existe par exemple pas de mots pour reconnaître a priori le biotope en tant que tel, avant que du vivant n’y apparaisse, ni donc aucune manière de le cracker), mais seulement en tant que vivant « ontologique », défini, détouré, et d’ailleurs scientifiquement corroboré par la molécule du vivant : l’ADN.
Le retournement du soin technique en « menace existentielle » pourrait procéder de cette indicibilité, et donc de cette irreprésentabilité, du « fond des êtres » qui, inévitablement affecté en retour par le système technicien, résiste et se « révolte » comme ceci :
C’est ainsi qu’aujourd’hui, à notre grande surprise, l’IA s’en prend à nos « corps » et, s’ils doivent advenir, la CA (Conscience Artificielle) s’en prendra inévitablement à nos « collectifs » et le VA (Vivant Artificiel ou Augmenté) à notre biotope. Cette piste doit nous conduire vers une exploration plus structurée et systématique de l’informatisation (cette version technicienne surpuissante de l’écriture) comme une entreprise de déréalisation qui n’impacte pas les êtres eux-mêmes mais les milieux qui les « fabriquent ». En matière de VA, les menaces qui pèsent sur le biotope (grosso modo les couches atmosphérique et océanique) sont encore difficiles à imaginer mais les moyens considérables mis sur les biotechnologies, Eldorado du siècle, réussiront inévitablement ce « retournement ontologique » propre au système technicien : de source d’être (naturel), le milieu se retourne en ressource pour l’être (artificiel).
Version pdf : Biotechnologies, Eldorado du siècle
1. ↑ Business Insider / Hannah Towey – 27 mars 2022 – Elon Musk reveals 3 existential threats he’s scared of, including a declining birthrate, religious extremism, and ‘artificial intelligence going wrong’
2. ↑ LinkedIn / Shashi Vidana Gamage – 29 mai 2023 – PayPal CEO Peter Thiel Signs Up for Cryogenic Preservation
3. ↑ Business Insider / Kamelia Angelova – 9 février 2012 – Peter Thiel: Death Is A Problem That Can Be Solved
4. ↑ New Yorker / Tad Friend – 27 mars 2017 – Silicon Valley’s Quest to Live Forever
5. ↑ Hélène Jouan / Le Monde – 2 juin 2023 – A Montréal, l’un des pères de l’intelligence artificielle alerte sur une menace existentielle pour l’homme
1 Response
[…] La tentative schrödingerienne de réduction du vivant à l’ordre des lois (par la seule force du langage) s’expose évidemment à l’examen a posteriori de nouveaux faits scientifiques. On ne peut pas dire que ces faits valident la vision de Schrödinger selon laquelle, par exemple, l’hérédité consisterait en la « transmission d’un ordre physique par la transmission d’une substance physiquement ordonnée »18 qui en détiendrait le code19. Cette vision, comme bien d’autres, achoppe toujours, entre autres, sur la réduction systématique de l’organisme vivant à un individu détouré, dépendant certes de son environnement pour y ramasser de l’ « ordre » mais s’engendrant de façon purement interne (Biotechnologies, Eldorado du siècle). […]