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Registres
Une blockchain est un registre numérique pratiquement inaltérable.
Un registre est par définition un « livre où l’on inscrit les faits, les choses dont on veut garder le souvenir »1. Ces faits et choses que l’on inscrit dans une blockchain sont numériques, des suites de bits interprétables comme des données ou des codes informatiques. Le « livre » est écrit page après page, chacune d’elle étant numérotée et datée. Une fois écrite, une page ne peut (pratiquement) plus être raturée, modifiée ni arrachée. Une page s’appelle un « bloc », les blocs s’enchaînent et forment une blockchain.
Tous les registres que nous connaissons (registre paroissial, état civil, registre comptable…) présentent les trois mêmes caractéristiques essentielles qui dessinent un rapport de forces : ils sont détenus par une autorité (la paroisse, l’administration, l’entreprise…), ils sont tenus par des personnes autorisées, et ils font force de « loi » au sujet des choses et faits qui y sont consignés. La blockchain peut jouer ce rôle classique mais le numérique autorise d’autres variations qui sont autant d’autres modèles de rapports de force. Nous atteignons ici directement le point essentiel : une blockchain est toujours, implicitement ou explicitement, l’instrument d’une « politique ».
Libertarisme 2.0
La blockchain étant un registre numérique dématérialisé, les acteurs qui y consignent les « data » et ceux dont les activités dépendent de ces data peuvent orbiter autour de la blockchain sans autre intermédiaire que son code informatique. On a coutume de présenter cette « désintermédiation » comme le trait principal de la technologie blockchain.
Il n’y a pas si longtemps, Internet lui-même était considéré par ses pionniers comme un instrument de désintermédiation et donc de libération des individus de toute forme de tutelle, notamment étatique. Rappelons les mots du cyber-anarchiste Rupert Barlow dans sa « déclaration d’indépendance du Cyberespace »2 rédigée à Davos en 1996 :
Gouvernements du Monde Industrialisé, vous, géants épuisés de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau foyer de l’Esprit. Au nom du futur, je vous demande, vous venant du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Là où nous sommes, vous n’avez aucune souveraineté.
Exit les paroisses, les administrations, les États et toutes les organisations tutélaires… Pour la première fois une technologie permettait au libertarisme d’envisager sa « machine », mais c’était sans compter sur cette tendance propre aux technologies de l’information à façonner de puissants agglomérats. Nous le constatons tous aujourd’hui, l’utopie libertaire de Barlow a fait long feu3 :
Le prétendu « foyer de l’Esprit » fut traversé par des trolls et des robots. Les gens furent orientés vers quelques plates-formes d’une puissance énorme, plongés dans de gigantesques machines à surveiller, exploités pour leur attention, dirigés par des algorithmes, tout ceci en contribuant à l’inégalité radicale de la société au sens large.
La blockchain prétend « mieux faire » grâce à la cryptologie mais cette leçon de l’histoire des techniques doit être retenue par ses utilisateurs : toute technologie finit par créer des rapports de force inattendus.
Catch 22
Article 22 : « Quiconque veut se faire dispenser d’aller au feu n’est pas réellement fou ».
Joseph Heller – 1961 – Catch 224
Les blockchains posent un très intéressant problème d’amorçage lié à l’absence d’autorités de tutelle, problème que cet article de Fox News appelle le « Catch-22 de la technologie blockchain »5. Dans le roman satirique de Joseph Heller, où le monde en guerre a perdu la raison, un soldat en mauvaise santé mentale n’est pas obligé de prendre part aux mission aériennes. Mais l’article 22 empêche l’utilisation de ce prétexte. Personne n’échappe donc au feu.
Cette trappe logique peut également compromettre l’amorçage d’une blockchain, l’article 22 pouvant dans ce cas s’écrire : « Nulle entreprise ne s’engagera sur une technologie de rupture qui ne peut pas démontrer d’abord sa capacité de déploiement ». Mais comme il n’y a pas d’intermédiaire, la capacité de déploiement ne peut être démontrée que par la réalisation effective par ces entreprises de tests grandeur nature. La blockchain nécessite donc un amorçage par une adoption initiale suffisamment large. S’il y avait un intermédiaire administrateur de la blockchain (ce qui est le cas des blockchains privées et institutionnelles dont nous verrons un exemple plus loin), il s’en chargerait comme d’un classique lancement de produit, mais sans un tel acteur il faut compter sur la seule volonté d’une communauté. La question de l’adoption prend alors un tour politique.
Le cas de l’adoption du bitcoin
La blockchain du bitcoin est le registre de toutes les transactions réalisées avec cette cryptomonnaie depuis son origine en 2009. Elle contient aujourd’hui environ 700 000 blocs, et chaque bloc contient plusieurs centaines à quelques milliers de transactions. Cette blockchain n’est contrôlée par aucune banque centrale, gouvernement, ni autorité quelconque. Par conséquent, nous tirons de la leçon « Catch-22 » la question de la base politique de son amorçage.
Satoshi Nakamoto, auteur du document de 20096 décrivant les principes techniques du bitcoin, est à ce jour toujours inconnu. Son document est un peu l’équivalent du brevet déposé par Larry Page à l’origine du moteur de recherche Google : il tient en quelques pages et fonde, au moins symboliquement, une véritable épopée numérique. Selon Nakamoto, le principe de la confiance (« trust ») sur lequel reposent les paiements électroniques doit être abandonné. En effet, la confiance n’existant pas entre payeur et bénéficiaires, il faut un tiers de confiance, en l’occurrence une institution financière, pour garantir les transactions. Or :
Les transactions totalement irréversibles ne sont pas vraiment possibles, puisque les institutions financières ne peuvent pas éviter la médiation des conflits. Le coût de la médiation augmente les coûts de transaction, ce qui limite la taille minimale pratique de la transaction et supprime la possibilité de petites transactions occasionnelles […]
Pour résoudre ce problème, les transactions doivent donc être rendues irréversibles, auquel cas la confiance n’est plus nécessaire ni par conséquent les intermédiaires financiers. La solution proposée est une blockchain, ce registre numérique théoriquement inaltérable auquel les blocs de transactions seront irréversiblement ajoutés. Le mécanisme technique, utilisant abondamment la cryptologie, est bien connu et simplement décrit dans le papier originel de Nakamoto ; nous n’insisterons pas davantage sur cet aspect technique.
Ce que nous voulons observer, c’est que l’enchaînement des idées de Nakamoto mène à tout autre chose qu’à la simple réalisation de « petites transactions occasionnelles ». Il conduit à l’instauration d’une véritable monnaie, plus précisément une « hard money » aux caractéristiques similaires à l’or physique, contre la « fiat money » inflationniste politiquement pilotée par les gouvernements et leurs banques centrales. Voilà précisément comment le bitcoin a dépassé son Catch-22 : foin des considérations monétaires, le projet devenait clairement politique et un groupe de « défenseurs du bitcoin » dépassant largement le milieu de la tech a pu émerger. Le Professeur David Golumbia, critique du bitcoin et des cryptomonnaies en général, rappelle ceci7 :
[ les ] problèmes de base sont en grande partie idéologiques : le désir de contourner le « blocus » (apparemment légal) des cartes de crédit et de PayPal de WikiLeaks d’une part (généralement mentionné comme l’événement déclencheur de l’utilisation généralisée du bitcoin), et le désir de contourner les banques centrales et/ou commerciales pour la création de monnaie (comme le soulignent de nombreux partisans parmi les plus enragés) ou la fourniture de services financiers (l’objectif principal du document original de Satoshi Nakamoto sur le bitcoin), d’autre part.
Nous retrouvons ici parmi les idées à l’appui du bitcoin, le courant libertaire et antiétatique qui a parcouru l’histoire de WikiLeaks, ou encore la rhétorique conspirationniste anti-banque centrale propagée par l’extrême droite américaine. On n’amorce pas une blockchain avec une simple allumette…
Le cas des « smart contracts »
L’idée initiale des « smart contracts » revient à l’informaticien Nick Szabo qui la consigne en 1997 dans un court article toujours disponible en ligne8. Szabo propose de répondre au besoin de sécuriser nos relations en les formalisant, au sens mathématique du terme, et en incorporant ces « codes relationnels » dans tout bien numériquement contrôlable. Nick Szabo donne l’exemple d’une automobile verrouillable ou déverrouillable par le propriétaire ou le créancier selon les paiements des échéances d’un prêt conclu entre les deux parties. Le smart contract est ainsi un code informatique inviolable qui a force de loi et exécute sans intermédiaire les termes contractuels convenus entre les parties.
L’informaticien canadien d’origine russe Vitalik Buterin a donné corps à ce principe avec son projet de blockchain Ethereum décrit dans un white paper publié en 20139. Il observe que le système bitcoin fonctionne comme un automate sécurisé à transition d’états (une transaction est un changement d’état) et pourrait donc en théorie interpréter autre chose que des transferts de valeur. Il est cependant trop câblé (hardwired) sur ce mécanisme de transfert et par conséquent trop simple pour pouvoir exécuter toute sorte de smart contract10. Ethereum dépasse précisément les limites théoriques de la blockchain et se présente comme un environnement d’exécution de smart contracts basé sur la technologie blockchain. Comment Ethereum, qui capitalise aujourd’hui 337 milliards de dollars au dernier cours de l’Ether11, a-t-il pu résoudre son Catch-22 ?
Crypto-anarchisme
Ethereum peut être présenté comme une tentative de réanimation d’un cyberespace authentique, un gouvernement d’humains qui déterminent librement leurs relations et les sécurisent par un code informatique inaltérable. L’imaginaire des blockchains et des cryptomonnaies est peuplé de ces figures « cypherpunk » qui ont poursuivi l’idéal d’un cyberespace libéré des systèmes politiques « déficients » qui structurent le consensus : gouvernements, tiers de confiance… Nous pensons en particulier à l’informaticien Hal Finney, qui a reçu la première transaction bitcoin de la part du mystérieux Satoshi Nakamoto. Le « Finney » est d’ailleurs devenu le nom d’une subdivision de la monnaie Ether, de même que le « Szabo » et le « Wei », cette dernière unité faisant référence à l’informaticien chinois Wei Dai à l’origine en 1998 du concept « b-money » qui a inspiré le bitcoin12.
La base d’amorçage de l’Ethereum (et d’autres blockchains) est déjà large et peuplée de « divinités » et de mythes inspirés par cet idéal crypto-anarchiste théorisé par l’ingénieur américain Timothy C. May. Dans son manifeste de 1988 et redistribué en 199213, il proclamait ainsi que « comme la technologie de l’imprimerie a modifié et réduit le pouvoir des guildes médiévales et la structure du pouvoir social, les méthodes cryptologiques modifieront fondamentalement la nature des sociétés et l’intervention des gouvernements dans les transactions économiques ». Il y aura toujours, malgré les revers, une large base pour continuer la « lutte » et contribuer aux projets libertaires « peer to peer ». La foi indéfectible dans une technologie libératrice, dont la blockchain serait le dernier avatar, reste extrêmement présente, notamment aux États-Unis, et permet l’amorçage de nombreuses blockchains. Ethereum en a objectivement bénéficié.
Code is Law
Chaque époque a son régulateur potentiel qui menace nos libertés. […] La nôtre est l’ère du cyberespace. Elle aussi a son régulateur. Lui aussi menace nos libertés.
Lawrence Lessig – 2000 – Code is Law14
Dans un article paru dans Harvard Magazine en 2000 intitulé « Code is Law »15, le juriste américain Lawrence Lessig nous prévenait déjà des impasses auxquelles mène ce crypto-idéalisme. On n’évacue pas à moindre frais politique l’intermédiaire de « confiance », qu’il s’agisse d’une institution financière, d’un gouvernement démocratiquement élu, voire même d’intermédiaires controversés comme Uber ou Airbnb. Le code informatique détermine en effet des nouveaux rapports de force et des nouveaux pouvoirs qui sont loin de laisser chacun « libre et égal en droit ». Par exemple, le pouvoir de déterminer le code lui-même est un pouvoir technique qui échappe à la plupart d’entre nous. Ou encore le pouvoir de « miner », c’est-à-dire d’ajouter des pages au registre, des blocs à la blockchain, échappe désormais aux capacités du plus grand nombre. Ainsi, selon Lawrence Lessig :
[…] aucune pensée n’est plus dangereuse pour l’avenir de la liberté dans le cyberespace que cette foi en la liberté garantie par le code. Car le code n’est pas fixe. L’architecture du cyberespace n’est pas donnée. L’absence de régulation est une fonction du code, mais le code peut changer…
« Code is law » est l’expression limpide du pouvoir qui nous échappe : celui de déterminer le code qui détermine la « loi » et donc les nouveaux rapports de force. Dit autrement : il n’existe pas de technologie intrinsèquement libératrice.
Politique préfigurative
Dans un article passionnant paru en 202016, trois chercheurs présentent la technologie blockchain comme de la « politique préfigurative by design ». Rappelons en deux mots que la politique préfigurative est un mode d’action consistant à confondre fins et moyens, à préfigurer déjà dans la pratique quotidienne la société que l’on cherche à instaurer17. A bien des égards, le mouvement Nuit Debout né en France en 2016 présente les caractéristiques d’une politique préfigurative que l’on pourrait qualifier de « blockchainiste » à tendance « crypto-communautariste ». L’occupation des places (« zones autonomes temporaires »), les débats ou encore l’horizontalité radicale du mouvement (même s’il fallut des figures d’amorçage comme François Ruffin ou Frédéric Lordon) sont autant de moyens d’action et en même temps de pratiques préfigurant les fins sociétales à atteindre. « Code is Law » est ainsi une autre manière de dire « politique préfigurative by design » : les moyens (Code) et les fins politiques (Law) se confondent.
L’ubiquité technique de la blockchain autorise la préfiguration de politiques variées. Ces trois chercheurs ont ainsi analysé les différentes possibilités et proposé une première analyse sous la forme de deux grands types d’ « imaginaires » associés à la blockchain. Le « crypto-anarchisme » d’un côté, qui se subdivise en crypto-libertarisme (bitcoin…) et crypto-communautarisme (Ethereum…). Le « crypto-institutionnalisme » de l’autre, que nous n’avons pas encore évoqué mais dont nous allons proposer maintenant un exemple fameux. Ce dernier imaginaire n’évacue pas les gouvernements et les institutions mais cherche à les équiper en quelque sorte d’outils plus démocratiques et transparents.
e-Estonie (Law is Code)
Il est possible d’imaginer un avenir dans lequel la nationalité est déterminée non pas tant par l’endroit où l’on vit que par ce à quoi on se connecte18.
L’Estonie est devenue indépendante en 1920 puis son territoire fut occupé par l’Union Soviétique (ainsi que quelques années par l’Allemagne en guerre) de 1939 jusqu’à sa nouvelle indépendance en 1991. Seule la moitié de la population disposait alors d’une ligne téléphonique. La modernisation a été considérée comme un enjeu majeur de souveraineté et par conséquent l’accès de tous aux technologies comme un fondement essentiel de l’Estonie moderne. On peut parler aujourd’hui d’un véritable modèle de souveraineté numérique garantie par un État-plateforme électronique. Tous les services essentiels comme le vote, l’éducation, la justice, la santé, les banques, etc. sont numériquement connectés à une plateforme nationale d’échange de données dénommée X-Road. La colonne vertébrale garantissant la sécurité de l’ensemble est la blockchain KSI de la société estonienne Guardtime.
La blockchain KSI n’est pas ici un élément de politique préfigurative mais un outil de « sécurité politique », une infrastructure qui garantit la non-falsification d’un grand registre national. Le « tiers de confiance » n’a pas disparu : c’est l’État estonien lui-même et donc, comme pour les blockchains privées en général, le problème d’amorçage n’existe pas.
Utopie décentralisatrice
Seuls ses services autorisés par l’État estonien sont habilités à ajouter des blocs, ce qui élimine une grande partie des freins capacitaires et écologiques des blockchains crypto-anarchistes sans tiers de confiance (Proof of work, Proof of stake…) ce qui nous conduit à ce constat étonnant : le coût technique du crypto-anarchisme (théorique) est exorbitant comparé à celui du crypto-institutionnalisme. Que pouvons tirer de cette observation ?
Nous ne maîtrisons pas totalement les effets de nos réalisations techniques car il existe un « techno-déterminisme » qui peut dévoyer les intentions du design. Autrement dit, dès que l’on délègue au système technicien nos engrenages sociétaux, ce système détermine à son tour, du fait de son caractère technicien, des effets non voulus by design. La politique préfigurative déléguée à la blockchain n’échappe pas à la règle. Nous n’en sommes encore aujourd’hui qu’aux premiers instants de cette technologie mais nous constatons déjà que la décentralisation / désintermédiation qu’elle préfigure by design se condense, comme nous le remarquions plus haut, en nouveaux agglomérats de centralisation et de pouvoir : le « pouvoir coder », le « pouvoir miner » (80% des bitcoins sont minés en Chine), le « pouvoir amorcer » etc. Internet lui-même, qui fut comme nous le remarquions plus haut une utopie décentralisatrice, est passé aujourd’hui aux mains d’énormes puissances numériques et/ou de pouvoirs politiques coercitifs. Il subsiste certes des miettes de cette utopie, d’authentiques espaces de création et de liberté, mais ce ne sont jamais (longtemps) des lieux de pouvoir ni d’autodétermination.
Nous pouvons peut-être mieux caractériser ce techno-déterminisme aux contours incertains par l’observation tirée plus haut de la supériorité technique du crypto-institutionnalisme sur le crypto-anarchisme : le système technicien « tient debout » parce qu’il est en mouvement perpétuel vers plus d’efficience. Cette efficience est à la fois gagnée intrinsèquement, par le « progrès technique » des objets et de leurs milieux, et extrinsèquement, en l’occurrence par l’ajustement corrélatif des lieux et instruments de pouvoir. La centralisation reste plus efficiente que le consensus décentralisé « à la Nuit Debout » et par conséquent finit toujours techniquement par se reproduire « quelque part ». La politique préfigurative numérique doit ainsi se méfier de son propre design (voir aussi Tristan Harris et le marais de l’éthique numérique) et examiner ce qu’elle décentralise réellement19 :
Aucun système n’est simplement décentralisé. Point final. […] Les blockchains, par exemple, permettent des ajouts, du stockage ou de l’exécution de code sans autorisation particulière mais avec une propension à la concentration en matière d’interfaces, de gouvernance et de richesse.
En matière de richesse par exemple, on estime aujourd’hui que 1000 adresses bitcoin seulement possèdent environ 35% des bitcoins en circulation (soit 230 milliards de dollars au cours actuel), dont 1,1 millions de bitcoins issus du « pouvoir amorcer » pour le seul et toujours inconnu Satoshi Nakamoto (40 milliards de dollars)20.
Les crypto-anarchistes qui haïssent les institutions centrales doivent bien se rendre à l’évidence et envisager dès le départ celles qui permettront de contrôler le développement de nouvelles concentrations contraires à leur projet. Souvenons-nous par exemple que si le gouvernement fédéral américain est considéré par beaucoup comme un organe antilibéral, il est pourtant le seul à pouvoir faire appliquer des lois antitrust et protéger ainsi (un peu) le libéralisme authentique. L’utopie désintermédiatrice exige de penser en même temps by design les institutions régulatrices que la technologie rendra tôt ou tard nécessaires.
Et après ?
Les dimensions politiques de la blockchain ne sont qu’esquissées ici, mais cette introduction devrait interpeller celles et ceux qui se demandent s’il faut investir en cryptomonnaies, s’interrogent sur l’inéluctabilité des smart contracts ou plus généralement sur la possibilité de cet avenir radieux pour le libertarisme blockchainiste.
La blockchain est, rappelons-le, un registre numérique pratiquement inaltérable, un enchaînement sans fin de faits, de choses et d’instructions sur lesquels tout le monde s’accorde sans que personne ne se fasse confiance. L’inaltérabilité radicale d’une mémoire qui croît sans cesse n’est d’ailleurs pas sans évoquer les affres de Irineo Funes, ce personnage de Jorge Luis Borges qui se rappelle tout21 (« Il était le spectateur solitaire et lucide d’un monde multiforme, instantané et presque intolérablement précis. »). La moindre transaction, le moindre événement contractuel vient ainsi s’ajouter aux centaines de gigaoctets de faits déjà enregistrés et dont l’enchevêtrement rend le tiers de confiance inutile. Nous échangeons ainsi une « préfiguration politique » de libération du tiers de confiance contre une soumission à un registre littéralement inhumain et qui dessine à son tour de nouveaux pouvoirs.
La blockchain est surtout une technologie globale dont l’observation et l’explication doivent toujours intégrer des dimensions politiques. Nous en avons relevé ici au moins deux. Premièrement, l’émergence d’une blockchain (« Catch 22 ») résulte toujours d’une coalition d’acteurs autour d’un principe « préfiguratif » qu’il faut élucider, et qu’il faudrait même éthiquement dévoiler. Deuxièmement, l’activité qui s’organise autour de la blockchain dessine une praxis qui transforme les rapports sociaux et détermine des nouveaux rapports de force qui ne figuraient pas dans le design. En effet, le système technicien tient debout par son mouvement propre et imprévisible vers l’efficience. La technologie blockchain étant née très inefficiente et encore à ce jour écologiquement désastreuse, son développement et les effets de sa praxis restent donc encore très incertains.
Manifesto
L’art, cet autre moyen d’anticipation, s’est donc naturellement emparé de cette belle incertitude. Nous suggérons ainsi pour finir dans un autre registre l’exemple de la blockchain « Élastochain » de l’artiste Richard Texier, inventeur du concept d’ « élastogenèse » (l’Élastochain est adossée au protocole Ethereum)22 :
La Blockchain est l’un de ces espaces inattendus dont la vocation première n’est pas l’Art.
L’Élastochain choisit pourtant de s’exprimer sur ce territoire étranger à toutes formes d’Art. Il incarne de surcroît les visées radicales et poétiques du manifeste de l’élastogenèse. L’intégralité du texte, publié par Fata Morgana, sera gravée à jamais au cœur de la blockchain.
L’amorçage de l’Élastochain est donc porté par ce manifeste et par ceux qui s’en revendiquent. Ainsi :
La distribution des tokens passera par une chaîne de mille ambassadeurs sympathisants et férus d’élastogenèse. Ces passeurs mandatés qui croient à la nature enlaçante et résolutive de cette force, organiseront volontairement son expansion. Ils se feront devoir d’alerter leur entourage et de propager la nouvelle.
Qu’il s’agisse d’art ou de politique, la blockchain est en fin de compte une « technologie de prosélytisme » qui prospère à l’aune de la foi des adeptes.
Version pdf : Dimensions politiques de la blockchain
1. ↑ Larousse – registre
2. ↑ John Perry Barlow – A Declaration of the Independence of Cyberspace
3. ↑ Alexis C. Madrigal – 1er mai 2019 – The End of Cyberspace
4. ↑ Wikipédia – Catch-22 (roman)
5. ↑ Fox Business – 28 février 2018 – The Catch-22 of Blockchain Technology
6. ↑ Satoshi Nakamoto – Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System
7. ↑ David Golumbia / SSRN – 7 avril 2015 – Bitcoin as Politics: Distributed Right-Wing Extremism (abstract)
8. ↑ Nick Szabo – 1997 – The Idea of Smart Contracts
9. ↑ Ethereum.org – 2013 (mise à jour 2021) –Ethereum Whitepaper
10. ↑ En particulier, il n’est pas Turing-complet. Ethereum est Turing-complet et peut donc faire ce que tout programme informatique est capable de réaliser.
11. ↑ Zoe de la Roche / Geonomie.fr – 2 mai 2021 – La capitalisation boursière d’Ethereum atteint 337 milliards de dollars, dépassant Nestlé, P&G et Roche (lien cassé)
12. ↑ Wikipedia – Wei Dai – D’où l’on tire cette citation de Nick Szabo au sujet de Satoshi Nakamoto : « Moi-même, Wei Dai et Hal Finney étions les seules personnes à ma connaissance qui aimaient suffisamment l’idée (ou dans le cas de Dai, son idée connexe) pour la poursuivre de manière significative jusqu’à Nakamoto (en supposant que Nakamoto ne soit pas vraiment Finney ou Dai) »
13. ↑ Tim May – 1992 – The Crypto Anarchist Manifesto
14. ↑ « Every age has its potential regulator, its threat to liberty […] Ours is the age of cyberspace. It, too, has a regulator. This regulator, too, threatens liberty »
15. ↑ Harvard Magazine – 2000 – Code is Law
16. ↑ Syed Omer Husain, Alex Franklin, Dirk Roep – 26 février 2020 – The political imaginaries of blockchain projects: discerning the expressions of an emerging ecosystem
17. ↑ Yuri de Belder – 1er janvier 2016 – Gramsci et la politique « préfigurative »
18. ↑ Nathan Heller / The New Yorker – 11 décembre 2017 – Estonia, The Digital Republic
19. ↑ Nathan Schneider / Hackernoon – 11 septembre 2019 – What to do once you admit that decentralizing everything never seems to work
20. ↑ UTB – Top 10 Richest Bitcoin Owners
21. ↑ Jorge Luis Borges – 1942 – Funes, el memorioso
22. ↑ White paper – Présentation de l’Élastochain
1 Response
[…] et financière privée de niveau mondial, ainsi que d’une capacité d’amorçage politique (Dimensions politiques de la blockchain) dont la France était déjà dépourvue malgré une certaine vigueur scientifique et […]