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[…] postuler que les corps inertes et les corps vivants ne sont pas différents en nature, voilà le projet cartésien1
Qu’est-que la vie ?
Nous achoppons depuis deux mille ans sur la définition de la « vie », et en particulier sur cette question toute simple : qu’est-ce qui vit ? Il est bien difficile d’y répondre en échappant à cet anthropomorphisme qui associe l’organisme vivant à un « Je » et par induction à un individu détachable de son environnement, bref : à un être. Ruse éternelle du langage, l’ « être vivant » répond ainsi tautologiquement à la question et devient le rébus : quelle est son essence propre, autrement dit quelle est sa part « intensive » (Miguel Benasayag et la question du vivant) ? S’agirait-il par exemple de la « chaleur vitale » selon Aristote, de l’ « âme » selon Descartes, de l’ « orgasme vital » maintenu par un « fluide subtil et expansif » selon Lamarck, de la « résistance à la mort » selon Bichat ou encore de l’ « élan vital » selon Bergson… ? Le langage ne semble d’aucun remède pour fixer quoique ce soit à partir de cette question de l’être. En revanche, on peut dire que le vivant se réactualise sans cesse et se prête remarquablement à la dissolution contemporaine des êtres en processus (L’ère de l’informatisation (2) Processus). Ne serait-il donc pas plus raisonnable de partir à la recherche des « processus vitaux » plutôt que des « êtres vivants », ou du moins, si l’on insiste, de réserver la quête de l’essence du vivant aux champs législateurs tels que la morale, le droit ou la religion ? C’est ici que, comme d’habitude, la science entre en jeu.
Ce n’est qu’au début du XIXème siècle que la biologie – nouvelle discipline ainsi baptisée par Jean-Baptiste de Lamarck – prend les commandes du sujet depuis le réel pour mettre progressivement à jour les mécanismes et les structures de ces insaisissables processus vitaux. Si la biologie fut ainsi autorisée à suivre un chemin parallèle aux sciences qualifiées d’ « exactes », c’est que ces mécanismes, même « exactifiés » par la biochimie, ne semblaient pas pouvoir expliquer l’émergence du vivant de manière classique. Cette jonction causale mystérieuse du microscopique avec le vivant macroscopique fut donc le terrain d’exploration réservé à cette discipline, sommée d’identifier les lois nouvelles par lesquelles les structures et mécanismes microscopiques, aussi complexes soient-ils, s’allient pour constituer les caractères scientifiquement intensifs de l’être vivant. Ce problème n’est toujours pas résolu et la biologie semble, encore de nos jours, se poser la question de son objet véritable (L’individu à l’aune des théories de l’information).
Cette exploration revient sur un moment épistémologique bien particulier de la question du vivant, que l’on doit non pas à un biologiste mais au physicien autrichien Erwin Schrödinger (1887-1961), l’un de ces grands scientifiques qui ont déchiffré le langage du monde microscopique avec la mécanique quantique. En 1944, Schrödinger publie un ouvrage de réflexions sur le vivant intitulé « What Is Life? ». Cette méditation théorique d’un génie des sciences exactes porte précisément sur ce mystérieux hiatus entre le microscopique et le macroscopique. Schrödinger n’y déploie cependant aucun nouveau concept lié à l’intensivité du vivant et reste dans son champ d’investigation : celui de la matière. Il nous emmène ainsi rationnellement vers sa conclusion principale : le trait intensif essentiel et nécessaire de l’être vivant serait la molécule d’ADN, ce « cristal » ultrastable réparti identiquement et en un seul exemplaire dans chaque cellule de l’organisme.
Nous compléterons cette lecture par un petit jeu analogique : l’entreprise et, surtout, le « système technique » ne seraient-il pas (plus ou moins) « vivants » au sens de Schrödinger ?
I – Erwin Schrödinger et la question du vivant
Comment la physique et la chimie peuvent-elles rendre compte des événements spatiaux et temporels qui se déroulent à l’intérieur des limites spatiales d’un organisme vivant ?2
La question du vivant
Considérons, ne serait-ce que pour sa « musicalité », la première loi de Newton :
Tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d’état.
Ce genre de principe, précis et implacable, réussit le tour de force d’expliquer tous les mouvements observables, aussi divers soient-ils : oscillations du pendule, chute des corps, trajectoires planétaires… Comme l’affirmait Galilée, le monde semble ainsi s’ « écrire » devant nous dans une langue rigoureuse que nous apprenons progressivement à pratiquer : la langue mathématique. La moindre dynamique, y compris microscopique, doit en répondre. Mais la dynamique « vitale » (la faculté de penser, de vouloir, de se mouvoir…) résiste. En effet, comment peut-elle ressortir de principes fondamentalement inertiels et d’une matière passive, soumise à la détermination transcendante de la « ligne droite » ? Ce problème n’a jamais cessé de captiver les physiciens, philosophes, médecins… sans jamais trouver de solution définitive.
Le sentiment général qui a persisté jusqu’au XXème siècle fut donc que la vie relève de principes spécifiques, supplémentaires à la physique, et que les savants n’auront de cesse d’élucider3. Il fallut admettre que les « corps inertes » et les « corps vivants » devaient rester épistémologiquement séparés quant à l’examen de leurs principes, même si le projet cartésien qui n’admet pas leur « différence de nature » ne fut pas remis en question. Ainsi, la mécanique newtonienne échouant (provisoirement) à rendre compte du vivant, la biologie sera pour ainsi dire « autorisée » à se constituer en science autonome au début du XIXème siècle4. Le vivant rentrerait bien un jour ou l’autre dans le rang des sciences mathématisées…
Mais, au début du XXème siècle, la physique classique fut soudain bouleversée par Max Planck et sa découverte des stupéfiants caractères « quantiques » du monde microscopique. Cette nouvelle mécanique quantique dérègle les pures lignes droites de Galilée et de Newton et parasite le réel d’indéterminations et de discontinuités radicales. Un infime espace, très étrange, osons dire de « liberté », est alors apparu et a remis au travail toutes nos représentations, dans tous les domaines, jusqu’à la métaphysique-même. Il était donc inévitable que le vivant lui-même repasse à la question depuis la physique.
Erwin Schrödinger
Le physicien autrichien Erwin Schrödinger s’empare du sujet dans le chaudron de la seconde guerre mondiale. En 1943, il partage ses réflexions au Trinity College de Dublin lors de trois conférences publiques et consigne l’année suivante ses travaux dans un petit ouvrage d’une centaine de pages intitulé « What Is life? ». Rappelons que Schrödinger fut célébré, non pas pour cette incursion en biologie, mais pour ses travaux antérieurs en mécanique quantique, qui lui valurent le prix Nobel en 1933 pour l’invention en 1925 de la puissante « équation d’onde » () qui « parle » la dynamique de la matière à l’échelle microscopique. Il n’est plus guère question ici de simples lignes droites… À cette échelle, les phénomènes sont si étrangers à notre expérience quotidienne qu’ils dépassent l’entendement5.
Une question vient alors immédiatement : si le microscopique est à ce point différent du macroscopique, comment celui-ci peut-il être intégralement fondé sur celui-là ? À quelle échelle et par quel miracle la matière cesse-t-elle de s’agiter quantiquement pour adopter la conduite stable et raisonnable que nous connaissons ?
Dans une expérience de pensée devenue célèbre, antérieure d’une dizaine d’années à « What Is Life ? », Schrödinger imaginait déjà un chat dont la vie est suspendue à un aléa quantique par un dispositif ingénieux. Ce chat (macroscopique) se devait donc se comporter comme sa contrepartie quantique (microscopique) et se trouver, dans les conditions précises de l’expérience, simultanément mort et vif. Cette aporie quantique, et bien d’autres encore, ont ranimé au passage toutes les questions non résolues par les sciences de la nature. Se pourrait-il donc, en particulier, que les lois du vivant relèvent de cet étrange interstice entre le « quantique » microscopique et le « classique » macroscopique ?
Schrödinger a mené une véritable enquête en rassemblant les indices semés par les sciences naturelles de l’époque, en particulier par la biologie et la génétique.
Atomes
Prenant comme point de départ la posture du « physicien naïf » (« naïve physicist »), habitué à considérer l’échelle des phénomènes, Schrödinger pose cette question toute simple6 :
Pourquoi nos corps sont-ils si grands comparés à l’atome ? […] Doit-il en être ainsi ? Y a-t-il une raison intrinsèque ?
Il observe d’abord que le quantique ne modifie guère cette observation classique : les atomes se heurtent en tous sens, aléatoirement. C’est l’agitation « thermique » qui domine. Chaque atome suit aveuglément sa dynamique, heurte ses congénères, rebondit… Rien d’organisé ni de prévisible ne peut se manifester à l’échelle microscopique. Mais lorsque l’on considère des assemblées d’atomes suffisamment importantes (plusieurs milliards d’atomes), des phénomènes statistiques macroscopiques réguliers apparaissent, qui obéissent à des lois bien précises et dont Schrödinger donne quelques exemples (phénomènes de diffusion, de transfert progressif de chaleur…). La mécanique statistique explique ainsi comment, selon l’une des formules centrales de l’ouvrage, « l’ordre naît du désordre »7. Or, nous dit-il en procédant à une induction réflexive et donc, il est vrai, anthropomorphique, ces régularités sont indispensables à l’organisme vivant pour stabiliser des « pensées » et se faire une « idée » du monde qui l’entoure. L’organisme exige ainsi une dimension suffisante pour que son environnement lui « apparaisse » raisonnablement stable et donc statistiquement régulier. Un corps humain est ainsi fait de 30 000 milliards de cellules (auxquelles il faut rajouter quelque 38 000 milliards de bactéries), et chaque cellule rassemble en moyenne 150 000 milliards d’atomes. Notons bien que ce raisonnement statistique-dimensionnel ne doit rien encore à la mécanique quantique.
Schrödinger s’appuie ensuite sur les connaissances biologiques de l’époque concernant en particulier l’ontogénèse (développement d’un individu entier à partir d’un seul zygote) et l’hérédité. Qu’a-t-il plus particulièrement remarqué ? Chaque ensemble complet de chromosomes (46 chez l’être humain) est répliqué dans chaque cellule et porte l’intégralité de ce que Schrödinger appelle, d’un terme déjà dans l’air du temps, le « code-script » du corps humain. Ce code-script est matérialisé par des séquences de gènes dont divers recoupements prédisaient une taille de l’ordre de 300 ångströms cubes chacun, soit tout au plus quelques millions d’atomes par gène. Si l’on ajoute d’autres considérations physiques concernant les mutations génétiques par ionisation (rayons X…), la structure du gène semble même impliquer beaucoup moins d’atomes que cela : de l’ordre de 1 000. Or, observe Schrödinger, cet ordre de grandeur (1 000 à 1 000 000) est bien trop petit pour que ces assemblées génétiques obéissent à des lois physiques statistiques telles que celles évoquées plus haut. Dès lors, comment expliquer que ces minuscules assemblages défiant les lois de la démocratie statistique puissent fixer et transporter de génération en génération, parfois pendant des milliers d’années, le phénotype complet et hyperstable d’une espèce ? Quelle substance compose cette microstructure qui résiste à l’agitation thermique et se réplique à l’identique sur de très longues périodes en un nombre pharamineux d’exemplaires ?
Molécules
[…] le mécanisme de l’hérédité est intimement relié, si ce n’est fondé, sur la base-même de la théorie quantique.8
Ces structures ne peuvent être, dit-il, que des molécules, ces groupes d’atomes liés entre eux. Mais « liés » ne veut pas dire rigidifiés (pensons par exemple à une chaîne de vélo : les maillons sont liés mais la chaîne peu prendre de nombreuses formes). La stabilité moléculaire s’explique par celle des liaisons atomiques, bloquées dans certaines configurations bien particulières selon les principes-mêmes de la théorie quantique. Schrödinger peut alors comparer alors cette « molécule génétique » à une sorte de « cristal » quantiquement verrouillé et qui constitue cette « matière héréditaire » (« hereditary substance »), microscopique mais hyperstable.
Malgré les apparences, toute la matière inerte qui nous entoure n’a pas l’immuabilité du cristal, loin de là : sur une longue période elle s’écoule, elle se corrompt, elle se morcelle… Schrödinger ne cesse ainsi de souligner le miracle que constituent ces microstructures de la matière vivante qui défient les principes de l’agitation thermique et que l’on peut comparer à des « micro-diamants » occupant le centre de chacune des 30 000 milliards de cellules du corps humain. Mais contrairement au diamant ces cristaux doivent être apériodiques (ne pas se répéter) et assez grands (longs) pour porter le « code-script » de l’organisme et de son phénotype.
Les réflexions de Schrödinger ont alimenté la réflexion d’un petit groupe de biologistes anglais qui ont découvert quelques années plus tard la structure de l’ADN, ce « cristal apériodique » isolé pour la première fois en 1869 par le physicien suisse Friedrich Miescher. Ainsi, le 25 avril 1953, Francis Crick et James Watson publient dans Nature les résultats de leurs recherches où ils révèlent cette fameuse structure en double-hélice9. Notons qu’ils créditent également (du bout des lèvres) Maurice Wilkins, qui partagera avec eux le prix Nobel de médecine en 1962, et, surtout, Rosalind Franklin, décédée prématurément en 1958 et dont le rôle « d’égale importance » dans cette découverte ne fut officiellement reconnu que très récemment10. La science est humaine…
Entropie
Le mystère de la matière cristalline héréditaire constituant le code-script étant « résolu » par la mécanique quantique, il reste à expliquer comment celui-ci permet de déployer un organisme complet, stable et éventuellement capable de dire « Je ». Rappelons qu’à l’échelle du vivant le physicien ne peut se fier qu’aux lois de la statistique. Or, ces lois indiquent que la « tendance naturelle [ inertielle ] des choses [ macroscopiques ] est de se diriger vers le désordre »11. Laissés à eux-mêmes plus ou moins longtemps, un mur s’affaissera, une pièce de métal rouillera puis se délitera, une étoile explosera et se dispersera, un organisme vivant succombera et se décomposera… et plus un système est ordonné et complexe, plus sa dislocation est rapide. Mais à la différence du mur ou de la pièce de métal, l’organisme vivant lutte sans cesse contre le désordre, que les physiciens appellent l’ « entropie », en extrayant de l’ordre de son milieu comme l’abeille butine son nectar12 :
Comment l’organisme vivant évite-t-il la décomposition ? La réponse est évidente : en mangeant, en buvant, en respirant et (dans le cas des plantes) en assimilant. Le terme technique est le métabolisme.
C’est pourquoi, soit dit en passant, il n’y a pas d’organisme vivant sans ordre ambiant, autrement dit sans biotope. Ainsi, l’organisme se nourrit de substances organisées, d’ordre moléculaire si l’on veut, et rend en permanence au biotope son « désordonnancement » perpétuel sous forme de chaleur. Sur le très long terme, on comprend bien que si le biotope était un système totalement fermé, il finirait lui-même par connaître une mort thermodynamique, potentiellement accélérée par ces consommateurs d’ordre que sont les êtres vivants. Le biotope a donc lui aussi besoin d’une source de néguentropie. Une seule est immédiatement disponible sur terre : le soleil13. Cet enchâssement peut se figurer ainsi :
La thermodynamique n’est cependant qu’une description du comportement statistique de milliards d’atomes, pouvant expliquer l’ « ordre issu du désordre ». En revanche, elle ne permet pas d’expliquer cet « ordre [ macroscopique ] issu de l’ordre [ microscopique ] » qui semble caractériser le vivant. Schrödinger reste persuadé que les sciences exactes finiront par mettre à jour ces lois inédites, dissolvant alors la biologie dans le projet cartésien14.
L’ordre issu de l’ordre
Mais ce principe de l’ « ordre issu de l’ordre » est-il vraiment typique du vivant ? Schrödinger nous fait remarquer que le mouvement régulier des planètes ou de l’horloge ne relève pas de la mécanique statistique mais des implacables principes mathématiques de Newton. Mais la rectitude de ces principes ne tient que dans un monde débarrassé de toute agitation thermique, c’est-à-dire à la température imaginaire du « zéro absolu ». Dans notre monde « chaud », l’horloge a besoin d’un ressort pour lutter contre cette agitation qui la ralentit en permanence (et si la température monte, l’horloge finit par ramollir et par se dérober aux lois de l’ordre mécanique !). C’est ainsi que toutes nos machines sont munies de dispositifs néguentropiques rudimentaires.
Qu’il s’agisse donc de l’inerte ou du vivant, l’ordre n’est toujours qu’apparent et provisoire. Pour l’un comme pour l’autre, Schrödinger ne tient la possibilité de leur ordre dynamique macroscopique que de la fermeté « quantique » du plancher moléculaire. Dans le cas de l’horloge, cette fermeté traverse et unifie tout le volume macroscopique ; dans le cas de l’être vivant, elle fige les seules molécules d’ADN en les soustrayant à l’agitation thermique (à température raisonnable). La différence entre l’inerte et le vivant serait donc, selon Schrödinger, de nature structurale.
L’organisation du vivant
Schrödinger repère ainsi l’agencement très particulier des parties « solides » d’un organisme vivant pluricellulaire15 :
Les caractéristiques les plus frappantes sont : premièrement, la curieuse répartition des rouages dans un organisme pluricellulaire […] ; et deuxièmement, le fait que le rouage unique n’est pas de fabrication humaine grossière, mais constitue le chef-d’œuvre le plus raffiné jamais réalisé selon les principes de la mécanique quantique du Seigneur.
Sans insister davantage sur ce « rouage unique » que constitue la molécule d’ADN (ni sur l’allusion très cartésienne au principe divin), sa « curieuse répartition » dans l’organisme est en effet absolument remarquable. Comme toujours, la physique est finalement une affaire de nombres et de dimensions (ajouts entre crochets)16 :
Dans un mammifère adulte il y a, si j’ai bien compris, quelques 1014 copies identiques [ du même cristal ]. Mais que cela représente-t-il ? Seulement un millionième du nombre de molécules dans un centimètre cube d’air […] en les regroupant elles ne formeraient qu’une minuscule goutte de liquide. Et regardez la façon dont elles sont distribuées. Chaque cellule n’en n’abrite qu’une seule. Puisque nous connaissons le pouvoir de ce minuscule bureau central dans une cellule isolée, ne ressemblent-elles pas à des postes d’administration locale répartis dans le corps, communicant entre eux très facilement grâce au code qu’ils partagent tous ?
Le raisonnement purement inductif de Schrödinger mène ainsi à une généralisation que lui-même qualifie parfois de « poétique », où la biologie et la chimie, qu’il connaissait par ailleurs suffisamment bien, ne jouent aucun rôle explicatif essentiel. En résumé, le vivant se distinguerait radicalement de l’inerte par : 1) ce « cristal apériodique », matériau héréditaire, microscopique et stabilisé par les lois quantiques, jouant le rôle de « code-script » pour le déploiement et le fonctionnement de l’organisme, et 2) la configuration très particulière de ces infimes cristaux répartis à l’identique dans chaque cellule des êtres multicellulaires17, à laquelle il faut ajouter le caractère fonctionnel local des cristaux, la cohérence d’ensemble relevant de leur stricte identité.
Ainsi, la molécule d’ADN serait le caractère intensif et exclusif du vivant. Il reste à comprendre son fonctionnement et les lois spécifiques du vivant, ce que la biologie désormais informatisée entreprend aujourd’hui de résoudre.
II – Les organisations sont-elles « vivantes » ?
L’organisme « schrödingerien »
La tentative schrödingerienne de réduction du vivant à l’ordre des lois (par la seule force du langage) s’expose évidemment à l’examen a posteriori de nouveaux faits scientifiques. On ne peut pas dire que ces faits valident la vision de Schrödinger selon laquelle, par exemple, l’hérédité consisterait en la « transmission d’un ordre physique par la transmission d’une substance physiquement ordonnée »18 qui en détiendrait le code19. Cette vision, comme bien d’autres, achoppe toujours, entre autres, sur la réduction systématique de l’organisme vivant à un individu détouré, dépendant certes de son environnement pour y ramasser de l’ « ordre » mais s’engendrant de façon purement interne (Biotechnologies, Eldorado du siècle).
Quoiqu’il en soit, l’organisme schrödingerien est bien une structure particulière présentant synchroniquement deux traits essentiels que nous rappelons à nouveau : 1) cette structure est réductible à un ensemble connexe de composants microscopiques suffisamment étendu pour habiter un monde de phénomènes (statistiquement) réguliers, 2) chaque composant possède une réplique identique et unique d’un « code-script » qui, au moins, fait office de modèle – ou de support-mémoire – pour le fonctionnement du composant. Il y a là, sans aucun doute, un schéma tout à fait particulier d’organisation d’une matière toujours en sursis, indifférente à toute finalité, non technique car indicible (et donc non spécifiable). Le vivant schrödingerien se distingue radicalement de la machine au moins sur ce point. Une machine résulte en effet d’un plan ou d’une intention (« top-down ») et doit donc être segmentée dès sa conception (son énoncé) en parties disposant chacune d’une fonction propre (comme les segments d’une phrase) et coopérant entre elles selon des lois rationnelles (une syntaxe). Autrement dit, une machine fait ce qu’on « dit » et ne peut faire que ce que l’on peut « dire ». En revanche, le vivant schrödingerien reste à l’abri de son indicibilité et ne « fait » par conséquent littéralement rien.
Certaines organisations humaines, tout aussi indicibles, ne seraient-elles pas conformes au schéma schrödingerien et en quelque sorte « vivantes » ?
L’entreprise est-elle « vivante » ?
Nous avions observé ici même quelques mutations d’entreprises devant s’adapter à un environnement technique et donc instable. Rappelons-les en quelques mots (les références citées sont accessibles par les articles en question).
La machine de Dalio (2017) explorait le modèle de Bridgewater, fonds d’investissement spéculatif fondé par Ray Dalio en 1975. En gros, Dalio avait fini par envisager son entreprise comme une sorte de système cybernétique fondé sur un principe de « transparence radicale » (toutes les informations sont disponibles pour tous les « composants » du système, y compris donc les humains) et sur un socle de 200 « principes » de fonctionnement automatisés grâce à des dispositifs d’ « intelligence artificielle » mis au point par IBM. Dans Entreprises : mutations face à la complexité (2019) nous avions comparé cette « machine de Dalio » à trois autres modèles : 1) la « smart simplicity » prônée par Yves Morieux et Peter Tollman du Boston Consulting Group conduisant à 6 « règles simples pour tout simplifier », 2) le modèle Haier du chinois Zhang Ruimin qui a divisé son entreprise en micro-entités cellulaires et enfin 3) le courant « posthumaniste » qui étudie l’ « entreprise-organisme » comme un prototype de « système viable » autopoïétique.
Tous ces modèles présentent à divers degrés des similitudes structurales avec le vivant schrödingerien. D’une manière générale, il s’agit pour l’entreprise de mieux représenter monde environnant pour mieux épouser ses phénomènes et s’y adapter plus rapidement. L’entreprise doit ainsi se défaire du modèle purement machinique du système spécifié en fonctions (les fameux « silos »). Nous savons en effet qu’un objet technique ainsi spécifié dépend entièrement des caractéristiques de son « milieu associé » pour reprendre les mots de Gilbert Simondon. Si le milieu change, l’objet ne peut pas s’adapter de manière purement interne et cesse de fonctionner. Mais cette « déspécification » ne peut marcher que si l’entreprise a intégralement accès au monde environnant, c’est-à-dire est intégralement informée par celui-ci et peut intégralement agir dessus en « temps réel ».
Ce mouvement amorcé depuis les années 1960 prend diverses formes : « give people more power » selon Morieux et Tollman (chacun peut décider à son niveau ce qu’il juge le mieux), la « transparence radicale » de Ray Dalio (chacun dispose de toutes les informations pour prendre les meilleures décisions), le modèle « RenDanHeYi » ou de la « forêt tropicale » de Zhang Ruimin (chacun dépend directement de ses propres décisions) ou enfin les synthèses posthumanistes plus théoriques qui envisagent directement les entreprises comme des formes de « vie artificielle » (sans avoir toutefois pris soin, semble-t-il, de décrire scientifiquement les critères du vivant). Dans tous les cas, ces formes accompagnent le mouvement d’horizontalisation des entreprises amorcé dans les années 1960.
Toutes ces tentatives nous paraissent relever un même défi : dire – pour ainsi dire – le vivant, et nous constatons qu’elles consistent toujours en axiomes, règles, principes… très généraux qui sont des spécifications de fonctionnements « microscopiques », à l’échelle de l’agent, humain ou non, comme s’il s’agissait effectivement de codes génétiques. La spécification est « microscopique-générique » et l’ontogénèse fait son œuvre d’émergence « macroscopique-spécifique ». Il n’en reste pas moins une différence essentielle avec le vivant schrödingerien : l’ADN de l’entreprise (missions, culture, procédures, documentation…), son caractère « intensif » si l’on veut, est spécifié, en général par le CEO ou par ses conseillers. S’il existe indéniablement une ressemblance structurelle, l’entreprise reste ainsi l’émanation plus ou moins lointaine d’une même représentation humaine, à laquelle il manque donc l’universalité de lois physiques ou chimiques pour être vraiment « schrödingerienne » !
Le système technique est-il « vivant » ?
Pour finir, une dernière analogie plus ambitieuse et « poétique » concerne le système humain dans son ensemble, ou plus précisément le « système technique » entendu ici comme le système complet constitué des dispositifs techniques (outils, procédés, organisations…) et de nous-mêmes, identiquement qualifiables d’ « individus » ou d’ « existants techniques » (L’ère de l’informatisation (2) Processus). Ce système technique est-il « vivant » au sens de Schrödinger ? Observons ces quelques mouvements structuraux amorcés depuis l’ère de l’informatisation.
Premièrement, la condition d’ « existant technique » semble traverser et homogénéiser les individus du monde entier, créant les conditions de fonctionnements locaux similaires d’un bout à l’autre de la planète20 (propageant aussi, paradoxalement, une épidémie de solitude dans les environnements les plus technicisés comme les villes). Les transports et les flux numériques mondiaux mettent en effet en contact des myriades de régions d’intériorité qui étaient plus au moins étrangères les unes aux autres et qui tendent à s’homogénéiser (Une lecture de Philippe Descola). Deuxièmement, nous n’identifions pas d’îlot technologique. Certains États et les entreprises de la Tech protègent leurs secrets et leurs savoir-faire mais la technique finit toujours la même partout, qu’il s’agisse de numérique, d’IA, de quantique, de médical, de spatial… Troisièmement, malgré les apparences, l’information tend à la transparence radicale chère à Ray Dalio : chacun qui veut et peut s’en donner la peine dispose à peu près des mêmes informations. C’est pourquoi, soit dit en passant, il faut désormais des contre-récits puissants, voire violents, pour maintenir l’hypernormalité de certains régimes politiques et idéologiques inévitablement voués à disparaître (Adam Curtis et le monde étrange), sapés par une « vérité » plus puissante que jamais.
Le système technique semble donc parcouru par une onde de « cristallisation » qui fixe dans chaque existant technique un « code-script » similaire, même si sa « transcription » reste localement singulière21. Est-il pour autant comparable à un organisme vivant ? En tout cas, le système technique en tant que tel doit faire face, pour la première fois de sa jeune histoire, à un péril existentiel puisque son biotope sombre peu à peu sous son inextinguible besoin d’ordre. Mais son « ADN » n’a rien d’une molécule hyper-ordonnée grâce aux lois quantiques : il consiste, au mieux, en un semblant d’ordre (qui est finalement le langage par lequel notre système technique se spécifie lui-même). Et par ce semblant d’ordre nait, déplorons-le, un périlleux désordre.
Version pdf : Erwin Schrödinger et la question du vivant
1. ↑ Fabien Chareix / Methodos 3 | 2003 – 2003 – La maîtrise et la conservation du corps vivant chez Descartes
2. ↑ Erwin Schrödinger / Cambridge University Press – 1944 – What Is Life? p.4
3. ↑ Précisons que l’on doit à Antoine Lavoisier (1743-1794), observant la fermentation des fruits (transformation du sucre en alcool), l’idée que les processus vitaux relèvent de réactions chimiques. Il n’en reste pas moins que ce niveau microscopique d’organisation des phénomènes devait reposer malgré tout, en dernier lieu, sur la mécanique newtonienne.
4. ↑ Nous renvoyons ici à la lecture de ce passionnant ouvrage de référence : François Duchesneau / Vrin – Mathesis – avril 1998 – Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz
5. ↑ Comment, par exemple, une particule individuée peut-elle se comporter en même temps comme une onde, c’est-à-dire occuper plus ou moins tout l’espace ?
6. ↑ Ibid.2 p.8
7. ↑ Ibid.2 p.80
8. ↑ Ibid.2 p.47
9. ↑ Francis Crick, James Watson / Nature – 25 avril 1953 – Molecular Structure of Nucleic Acids: A Structure for Deoxyribose Nucleic Acid
10. ↑ Matthew Cobb, Nathaniel Comfort / Nature – 25 avril 2023 – What Rosalind Franklin truly contributed to the discovery of DNA’s structure
11. ↑ Ibid.2 p.68
12. ↑ Ibid.2 p.70
13. ↑ L’un des problèmes que nous connaissons aujourd’hui est la difficulté de notre biotope, grosso modo la zone océanique-atmosphérique, à dissiper la chaleur provenant de nos besoins néguentropiques à cause de sa clôture par le bien nommé « effet de serre ».
14. ↑ En attendant elle est en cours de « dissolution » dans le projet informationnel. Nous y reviendrons dans une exploration ultérieure.
15. ↑ Ibid.2 p.85
16. ↑ Ibid.2 p.79
17. ↑ Ou en deux exemplaires dans les cellules diploïdes.
18. ↑ André Pichot / Esprit n°297 – 2003 – Mémoire pour rectifier les jugements du public sur la révolution biologique
19. ↑ Nous pensons en particulier aux larges portions d’ADN qualifiées de « junk » (Junk DNA) ou plus récemment de « fuzzy ». Voir par exemple : Eugene V. Koonin / Philosophical Transactions – 13 mars 2016 – The meaning of biological information
20. ↑ Même si, pour ne donner que cet exemple, la « fracture numérique » (Fracture numérique : esquisse d’un concept) exclut encore aujourd’hui d’internet un tiers de la population mondiale.
21. ↑ Techniquement, nous pouvons faire aujourd’hui le parallèle avec les « modèles de fondation » des grands modèles de langage.