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Une république n’est point fondée sur la vertu ; elle l’est sur l’ambition de chaque citoyen, qui contient l’ambition des autres.
Voltaire – Politique et législation
Lumière
Voilà qu’est apparue le mois dernier, venant d’une source assez inattendue nous qui croisons plutôt des « techno-philosophes », une mise en mots tranchante de l’un de nos sentiments essentiels par le texte de François Sureau intitulé « Sans la liberté »1. Ce « sentiment », pour le dire d’un mot, c’est que, dans Mundus Numericus, nous avons pris l’habitude d’échanger nos exigences individuelles contre nos libertés.
François Sureau, né en 1957, est écrivain, énarque et, depuis 2014, avocat auprès du Conseil d’État et de la Cour de Cassation2. Puisque nous allons croiser son travail (sauf indication contraire, les citations sont extraites de son texte), il faut relever d’abord son engagement de toujours pour les libertés publiques. Il faut aussi noter sa participation à la rédaction des statuts du parti En Marche et sa déception, qui nous semble d’ordre « amoureux », face au sort réservé aux libertés publiques par Emmanuel Macron et son gouvernement. Mais c’est plus généralement l’ensemble du système politique qu’il met en cause y compris nous-mêmes les citoyens.
La question de la liberté
Évidemment, confronter la « question de la liberté » chez l’homme dans Mundus Numericus était inévitable. A la fin de l’essai intitulé Manifesto rédigé début 2018, nous suggérions d’ailleurs ceci :
Au moment où le système technicien entre en résonance et conquiert l’homme, où notre langage est arraisonné, ou la philosophie qui permettrait sa prise a jeté l’éponge critique… se (re)pose de façon insistante la question suivante : qu’y a-t-il, que reste-t-il de proprement humain chez nous ? Ne serait-ce pas, au moins, quelque chose comme notre sentiment de liberté ? Si oui, allons-nous continuer à supporter ce sentiment ? N’allons-nous pas consentir à sa disparition ?
Le problème avec cette question de la liberté, c’est qu’elle peut vite prendre le tour d’une dissertation et nous n’avons pas insisté. On finit en général par atteindre le point Godwin du sujet, c’est-à-dire Georges Orwell, penseur extrêmement recommandable mais resté dans la mémoire collective comme l’inventeur de Big Brother, métaphore aussi trompeuse que ressemblante de Mundus Numericus.
Parfois, certains citent La Boétie et son « discours de la servitude volontaire ». Ils s’approchent alors un peu de François Sureau qui pose la fameuse question sous le seul angle nécessaire, c’est-à-dire politique. De la liberté en philosophie, par exemple, nous n’avons que faire pour l’action. Il faut donc comprendre ici « liberté(s) » au sens de « libertés publiques ».
Deux accrocs
François Sureau n’y va pas par quatre chemins :
Nous nous sommes déjà habitués à vivre sans la liberté.
Il n’a fallu que quelques gouttes d’eau pour faire déborder un vase qui se remplit, selon ses propres observations, depuis une vingtaine d’années (nous dirions, du haut de notre singulière vigie, depuis la mondialisation des échanges et de l’information dans les années 1990). Il s’agit de ces projets législatifs « techniques » qui n’ont à peu près fait broncher personne. Il a fallu le seul rempart du Conseil Constitutionnel pour empêcher de justesse le scellement quasi-définitif et à bas bruit des droits constitutionnels garantissant les libertés publiques. Deux exemples récents.
La loi dite « anti-casseurs », dont seul l’article 3 a été retoqué par les Sages, article qui prévoyait d’interdire l’accès à une manifestation à toute personne qui constituerait « une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public »3. Autrement dit, il ne s’agissait ni plus ni moins que de confier au « pouvoir » le soin de décréter qui peut a priori manifester ou pas. Quelques parlementaires s’en sont émus mais qui d’entre nous se souvient précisément de cette affaire ?
Deuxième exemple plus proche de nos thèmes : la loi dite « anti fake-news ». Nous nous étions longuement interrogés à son sujet (Fake news – la loi ou l’éducation ?). Mais nous aurions dû nous insurger plus clairement, comme Etienne Gernelle qui écrivait dans Le Point : « Désormais, l’État se mêle de définir le vrai et le faux »4. Mais surtout François Sureau pointe l’affreux problème (que nous soulignons) :
Là encore Gribouille a eu le dernier mot. Le juge des référés peut donc être saisi de la fausse nouvelle, de crainte que le citoyen, décidemment réputé stupide par ses dirigeants en dehors bien sûr des moments où il les choisit, ne puisse peser par lui-même la valeur de la nouvelle en cause.
Ce qui est inquiétant, c’est la légèreté avec laquelle ces projets législatifs ont été portés par un pouvoir jeune, dynamique, instruit et chantre d’une vision moderne de la société française, celle d’une « startup nation » à l’aise dans le monde et conquérante. Soit nos gouvernants sont réellement persuadés qu’il faut réduire les libertés publiques, soit il s’agit de manœuvres politiques pour apaiser une opinion fatiguée et inquiète, d’un jeu dangereux : taquiner un « esprit » constitutionnel devenu gênant. Nous avions déjà approché ces dangereux rivages avec le projet de déchéance de nationalité exonérant nos responsabilités collectives.
Génération François Sureau
Les temps d’avant étaient loin d’être idéaux ; ils furent même quelquefois atroces. La liberté n’allait pas de soi et restait toujours un horizon, une conquête, un effort, bref une claire direction de progrès. Notre système politique a constitutionnalisé cette orientation et personne, même ceux qui ont réprimé les libertés, n’a jamais essayé d’y attenter. Ainsi « La règle paraissait être celle des jésuites : péchez, mais du moins ne corrompez pas les principes », principes qui « semblaient établis pour l’éternité ».
Nous étions donc tous, ceux de la « génération Sureau », les soixantenaires ou à peu près, équipés de la même boussole. Nous savions ce que « liberté » voulait dire en tant que c’était une aspiration politiquement définie et protégée. Tout se passe désormais comme si nous y étions, comme si nous vivions déjà libres, comme si nous avions atteint cet horizon et que quelques lois de circonstance ne pouvaient pas nous en déloger. Tout au plus oscillons-nous autour de ce point d’équilibre. S’il n’est pas tendre avec sa génération, la nôtre, il l’est encore moins avec la suivante :
[…] je vois à présent sans surprise les faiblesses de ma génération passer naturellement à la génération qui suit, et qui pourtant s’était fait une gloire de sa moralité particulière, au point de prétendre bâtir un monde nouveau sur les décombres inattendus de l’ancien.
La charge est lourde mais justifiée.
La société de l’éternel présent
Nous préférons vivre dans « l’éternel présent de la sécurité » (Adam Curtis et le monde étrange où nous rappelions d’ailleurs qu’ « éternel présent » fut le terme employé par Georges Orwell dans « 1984 », décidément…). Nous consentons donc à restreindre nos libertés dans un très étrange élan, déléguant au gouvernement le soin tout administratif d’en décider.
Or, la liberté n’est pas une affaire de gouvernement, qui doit tout au plus garantir la constitutionnalité de ses actions. La liberté est une affaire de citoyens qui se l’accordent mutuellement. C’est exactement ceci dont nous avons perdu la vision, traumatisés que nous sommes par une crise économique, une terrible série d’attentats, des changements climatiques en toile de fond etc. Nous exigeons du pouvoir qu’il nous accorde sans cesse des droits nouveaux tout en restreignant les libertés de celui-là qui ne nous ressemble pas mais doit quand même faire société avec nous :
Cette société du paternalisme étatique a pour conséquence que la liberté d’autrui ne nous concerne plus. Peu importe qu’on interdise la consultation des sites islamistes, puisque je ne vais pas les voir.
Dans l’éternel présent sécuritaire il n’y a pas de libertés possibles pour l’autre ni donc pour soi-même.
A priori
Il s’agit en quelque sorte d’empêcher l’irruption du réel. Comme disait Jacques Lacan d’une célèbre formule : « le réel c’est quand on se cogne ». Or, nous payons notre éternel présent d’une intolérance à la surprise, au cognement, et le prix est élevé. Nos lois ne sanctionnent plus « a posteriori un exercice incivil de la liberté » ; il s’agit maintenant de « remettre à un tiers public la définition a priori des formes qu’elle peut prendre ».
On interdira donc administrativement l’accès à une manifestation à telle ou telle personne (avant que la manifestation ait eu lieu et que la personne en question nous ait éventuellement « cogné ») ; on interdira l’accès à tel ou tel site web au cas où sa simple consultation déterminerait la dangerosité de l’internaute ; on convoquera un juge des référés pour statuer (en 48 heures !) sur la vérité d’une information au prétexte qu’elle pourrait modifier un scrutin qui n’a pas encore eu lieu, etc.
Ces exemples semblent trop anodins, presque difficiles à comprendre en passant, pour déchainer les passions et l’indignation. Mais nous devrions nous en inquiéter et le dire. Les mots de François Sureau sont encore là pour nous aider :
Comme en matière de terrorisme, cette idée simple que penser n’est pas agir, que dire n’est pas faire, qu’avant l’acte criminel il n’y a rien, là cède chaque fois davantage aux nécessités d’un contrôle social de plus en plus rigoureux.
Nous y ajoutons aussi les propos du sociologue Alain Touraine écrits en 20135 :
L’inquiétude économique grave qui pèse sur l’Europe, et à un degré moindre sur les États-Unis, aiguise la peur et la haine de l’autre, qui n’est plus jugé sur ce qu’il fait mais sur ce qu’il est supposé être, sur sa « nature » interprétée en termes moraux et biologiques, en particulier dans le cas des Roms.
Il faut ajouter ceci : « être », « dire », « penser » ne sont désormais plus des abstractions ou des oiseaux de passage mais des matrices numériques stockées en mémoire et touillées par des algorithmes prédictifs (Retours à Babylone) : nous sommes nos nombres et nos actions sont déterminées numériquement avant même qu’elles aient rallié le réel. Ce progrès technique, utile dans certains cas, est devenu un trouble obsessionnel compulsif de l’époque.
Mundus Numericus
Bien entendu nous aurons tendance ici à surinterpréter les changements culturels et sociaux par Mundus Numericus. Mais François Sureau y fait lui-même allusion (ajouts entre crochets) :
On voit bien que la puissance nouvelle des grandes sociétés de l’information leur offre [ à nos gouvernants ] des possibilités de contrôle inédites.
Bien sûr ! C’est déjà le cas en Chine (Chine et IA : impérial !). Les citoyens, si ce mot a encore un sens, sont numérisés et exposés à toute forme de contrôle et de censure a priori, basée sur de simples calculs mathématiques. Il n’y a plus beaucoup de digues à faire céder pour que cette forme de contrôle social s’établisse en France. Les projets de lois attentatoires à nos libertés ont déjà préparé le terrain : le peuple a à peine bougé. Ainsi en ira-t-il de la reconnaissance faciale en France. Le gouvernement semble avancer en « risk manager » sans un mot de prudence politique. Ainsi nous observerons les suites du décret autorisant le développement d’ « AliceM », l’application mobile d’authentification d’identité6. Il fut en outre question de reconnaissance faciale à l’entrée de nos écoles. Il y a beaucoup de « fake news » qui circulent à ce sujet mais après tout que ne ferions-nous pas pour éviter des tragédies comme celles qui ont endeuillé les écoles américaines ?
Nous pouvons ainsi prendre n’importe quel risque, par exemple climatique, et être à peu près certains de ceci : au nom de la protection contre ce risque, nous accepterons encore plus de restriction de nos libertés au point inévitable de devoir changer notre Constitution et de jeter les Sages, les François Sureau etc. avec l’eau du bain.
Éthique
Il faut en revanche être « éthiques ». L’IA doit être « éthique », nos algorithmes doivent être « éthiques »… Il faut loger la morale au cœur de nos sociétés numériques et donc la mathématiser (Being Stuart Russell – Le retour de la philosophie morale). C’est implacable, c’est mécanique. Le présent sécuritaire se préserve instant après instant à l’abri d’une superstructure technicienne consolidée par un ordre moral que nous avons déjà accepté :
Nous partageons avec lui [ le substitut Pinard, qui poursuivit Flaubert et Baudelaire ], sans même y avoir pensé, comme d’instinct, l’idée que l’ordre moral vaut lui-même en temps qu’ordre, à raison des valeurs qu’il promeut, et non parce qu’il garantit l’existence des libertés.
Il n’y a évidemment plus de progrès possible puisque nous vivons déjà dans le meilleur des mondes que l’ « éthique » consiste à préserver.
Citoyen numérique
Aurions-nous rejoint la cohorte des vieux grincheux ? Nous vivons malgré tout raisonnablement libres ici en France. Il y a encore du « réel » (même si l’imagination s’atrophie). Mais nous avons encore cette boussole en poche que nos enfants semblent avoir égarée. Pourrait-elle encore indiquer un « nord » ?
Il sera toujours nécessaire d’indiquer le sens des libertés mais il faudra en même temps faire face au changement radical. Nos libertés doivent être redéfinies dans Mundus Numericus et comme elles ne sont pas naturelles, qu’elles sont antinomiques avec le contrôle promis par une société de l’information intégrale, il faudra à nouveau combattre contre nos gouvernements pour les atteindre. Le terme n’est pas excessif pour celui qui sait ce que « gouvernement » veut dire dans une démocratie.
Il nous semble qu’il faille réunir au moins deux conditions.
Premièrement, retrouver l’idée de citoyenneté. De quoi s’agit-il ? De redéfinir ensemble nos biens communs indépendamment de toute structure de gouvernement publique ou privée. C’est extrêmement difficile en ces temps d’individualisme et de méfiance généralisée. C’est précisément le rôle d’une Constitution : surplomber nos passions, désigner ce « nord » inatteignable mais idéal, irréalisable mais nécessaire pour faire société. Dans Mundus Numericus, cela doit conduire chacun d’entre nous à s’interroger sur les droits numériques que nous sommes prêts à garantir à nos concitoyens et non pas à exiger de notre gouvernement. Il n’existe pas, à notre connaissance, quelque chose comme des « comités citoyens des droits numériques » inclusifs et indépendants des pouvoirs.
Ceci nous amène à la deuxième condition : sanctuariser nos données dans un espace numérique public. Comme le relève François Sureau, les atteintes à la Constitution ne sont pas seulement le fait des gouvernements mais des grandes sociétés privées (tentées par la sécession numérique). Ainsi « Personne n’est garanti contre la communication, demain, par telle société internationale à telle police étrangère, de l’historique de navigation de tel ou tel français ». Et alors ? Le Règlement européen en matière de protection des données personnelles (RGPD) ne nous protège-t-il pas déjà ? Il était nécessaire mais très loin d’être suffisant puisque les données restent stockées et manipulées par des sociétés privées. Une « révolution » d’un nouveau genre consisterait à donner, ou plus exactement à prendre, directement le contrôle de l’information (data) citoyenne et à la « constitutionnaliser ». C’est techniquement faisable. Mais voyons-nous l’incroyable puissance que nous devrions mettre en œuvre pour faire aboutir un tel projet ?
Pourquoi la liberté ?
Au fond, que faire de nos libertés nous, génération François Sureau, qui en avons fait souvent mauvais usage ? Les générations qui ont suivi semblent assez bien s’en passer. Quel responsable politique prendrait le risque aujourd’hui de proposer un projet de reconquête des libertés sachant que c’est au prix de l’irruption du réel ? Aucun ! C’est d’une certaine façon terminé. Même « la gauche a abandonné la liberté comme projet ».
Il y aurait quand même une bonne raison qui pourrait motiver sa reconquête, et ce serait l’urgence vitale de quitter notre éternel présent en ordre plutôt que dans la violence.
Version pdf : Génération François Sureau
1. ↑ François Sureau – Collection Tracts (n° 8), Gallimard – 26 septembre 2019 – Sans la liberté
2. ↑ Wikipédia – François Sureau
3. ↑ Scan Politique du Figaro – 4 avril 2019 – Loi anti-casseurs : les Sages censurent l’interdiction administrative de manifester
4. ↑ Etienne Gernelle pour Le Point – 31 janvier 2019 – Les Gafa (et l’État) contre la liberté de la presse
5. ↑ Alain Touraine aux éditions du Seuil, coll. « la couleur des idées » – 2013 – La fin des sociétés
6. ↑ Harold Grand pour Le Figaro – 29 juillet 2019 – En France, la reconnaissance faciale attestera bientôt de votre « identité numérique »