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Jeff Bezos, american and relentless
De nombreux livres et articles ont été consacrés à Jeff Bezos, cet américain « normal » qui est devenu l’homme le plus riche du monde devant Bill Gates en 2017, avec une fortune estimée à 130 milliards de dollars. Au point qu’il a lui-même déclaré :
La seule façon que je vois d’utiliser autant de ressources financières est de convertir mes gains avec Amazon dans le voyage spatial. En gros, c’est l’idée.
Évidemment, ces propos n’ont pas manqué de susciter des contre-propositions plus philanthropiques notamment à Seattle, son « Cap Canaveral » :
Homo Amazonus n’est pas défini par son humanité qui, comme nous allons le constater, est absente des schémas logiques du patron d’Amazon.com, au point que le terme « Homo » ne tient que par la chair qui reste1. Mais Jeff Bezos présente une combinaison exceptionnelle de traits caractéristiques des grands entrepreneurs américains. Tout d’abord, il croit sincèrement pouvoir changer le monde, adepte du fameux « think big » que ressent intensément tout étranger aux États-Unis. En France, et plus largement en Europe, nous déplorons être une colonie numérique, manquer d’hyper-entreprises et de souveraineté, mais il y a ce hiatus culturel béant que nous rappelait Eun Y. Kim en 2001 dans son livre « The Yin and Yang of American Culture: A Paradox » :
Nous, les européens, aimons rappeler que les américains manquent d’ironie, d’un sens adulte des limites, autrement dit qu’ils manquent de sagesse. Mais d’un autre côté, avec leur verve d’adolescent, ils possèdent un sens des possibilités, une énergie et un optimisme débridés qui les amène aux sommets de la créativité et de la production de richesses auxquelles nous, européens las du monde, ne penserions même pas à aspirer.
Cette disposition apparaît jeune chez Jeff Bezos et elle est orientée vers les étoiles :
« Jeff a toujours voulu gagner beaucoup d’argent », se rappelle Ursula Werner, sa petite amie au lycée. […] Elle en plaisante encore mais elle a toujours pensé que le véritable objectif d’Amazon.com était d’amasser une fortune suffisante pour construire une station spatiale privée2.
Jeff Bezos, comme Ray Dalio (La machine de Dalio), possède aussi cette disposition singulière consistant à envisager le monde comme un système qu’il s’agit de comprendre et surtout de transformer au profit de son projet. Cette anecdote plus personnelle est assez connue3 :
Son approche systématique pour établir une relation [ amoureuse ] durable consistait à développer ce qu’il appelait un « women flow » [ … ], à l’image des « deal flow » que les gars de Wall Street essayaient d’obtenir pour générer pour identifier des investissements fructueux.
Jeff Bezos est travailleur et obstiné. Le succès se construira dans le temps, par prélèvements dans un « deal flow » devenu implacable, un peu à l’image de la pêche aux canards en plastique de fête foraine voguant sur le courant. Mais Bezos est propriétaire de la foire et des attractions, anime le courant et pêche les canards.
Chip Bayers écrit encore :
Ce n’est pas que Bezos était le premier à sortir avec une idée pour le shopping, ni qu’il avait découvert une potion magique inconnue des autres vendeurs. Mais il a réussi une succession de petits choix intelligents qui se sont additionnés les uns aux autres.
Homo Amazonus est certes le produit du rêve et de l’obstination de cet américain mais aussi une solution logique du système technicien. En effet, l’excessive rationalité de Jeff Bezos met en évidence le caractère nécessaire de ce nouveau consommateur : Homo Amazonus était en quelque sorte déjà codé dans l’ADN du monde digital.
5 juillet 1994 – découverte d’Homo Amazonus
En 1993, Bezos travaillait pour un jeune fonds d’investissement créé par David Shaw, informaticien comme lui. Les deux étaient technophiles et « business oriented » donc à l’affût. Et c’est ainsi que :
Shaw charge Bezos d’explorer les nouvelles opportunités de business dans le monde naissant d’internet4.
Jeff Bezos, en mode MBA, c’est-à-dire monde comme système, arrive assez vite à une conclusion simple et un peu « décevante » :
Ce qu’il y a de plus logique à vendre sur internet ce sont des livres, en grande partie parce que les deux plus grands distributeurs [ Ingram et Baker & Taylor ] disposent de catalogues électroniques complets.
C’est évidemment un excellent choix : sans bouger de Seattle, il est possible de monter rapidement et à moindres frais une librairie virtuelle en s’appuyant sur ces catalogues numériques fournis clés en main5. Les premiers concurrents seront donc les librairies réelles, dont il s’agit de détourner le « readers flow ». Mais Shaw n’était pas vraiment convaincu que la vente de bouquins était une priorité pour son entreprise. Jeff Bezos, appliquant son « regret minimization framework », quitte D. E. Shaw & Co. et le 5 juillet 1994, dans son garage à Seattle, lance Amazon.com, Inc.
Homo Amazonus était né. Les affaires ont vite décollé. A chaque fois qu’un client passait commande sur le site d’Amazon.com, une cloche sonnait dans le garage, idée simple mais génialement physique pour « sentir » le business flow qui progressait de jour en jour et dérivait le flux des librairies réelles. Bezos et Kaphan, son premier développeur, sont peut-être restés longtemps avec cette simple image d’Homo Amazonus en tête : celle d’une cloche qui sonne.
La machine de Bezos
Le consommateur doit absolument passer par Amazon.com plutôt que par n’importe quel autre concurrent, en particulier physique. Et pourtant, Bezos est véritablement convaincu de la force d’attraction irremplaçable d’un environnement physique bien conçu (il faut reconnaître que cette disposition est un véritable et profond avantage que nous n’avons pas encore fini de mesurer en 2018). Chip Bayers, le journaliste qui l’accompagne pour une séance de shopping dans un centre commercial, relate :
De retour dans la rue, la foule des clients nous enveloppe. Bezos balaye la scène avec son bras. « Vous savez, rien de tout ceci ne disparaîtra », dit-il. « Le net ne pourra jamais remplacer cette expérience ».
Par conséquent, Bezos s’attache à minimiser le moindre désavantage et à exagérer le moindre avantage offert par internet, tout en maîtrisant, si nécessaire, la part physique qui reste indispensable à une expérience totalement réussie. Décomposons naïvement l’expérience type de l’achat en ligne :
- Il naît une envie (ou un besoin), renforcés éventuellement par un signal (Nos secondes natures).
- Il faut utiliser un terminal, à l’époque un ordinateur, pour la recherche de l’article dans un magasin virtuel (cette étape peut précéder l’étape 1).
- Impulsion d’achat : la commande est passée.
- L’attente.
- Il faut prendre livraison du bien.
L’étape « 3. Achat » doit se déclencher aussi souvent que possible chez Amazon, c’est-à-dire à l’échelle du monde entier et pas seulement pour les livres. En gros, c’est l’idée.
Atteindre Homo Amazonus instantanément dans le monde entier, c’est justement l’essence d’internet. C’est accompli. Mais il manque une condition pour que se déclenche inlassablement l’achat : la fidélité client, la fameuse « customer loyalty » :
Ils [ Amazon.com ] courent après la fidélisation. Ils veulent verrouiller le marché. Ils veulent qu’Amazon soit leur destination pour tous leurs achats [ « The everything store » ]. C’est cette vision de long terme qu’il [ Jeff Bezos ] déploie pour orienter son entreprise, et faire des profits est vraiment très loin dans la liste des priorités6.
Pour le moment en effet, il y a un monde à transformer et il est impossible d’y arriver en étant soumis à la contrainte des profits. Il s’agit d’abord de régler cette machine à cash encore capricieuse et mal connue, encore artificielle aurait dit Georges Simondon. Mise à la disposition d’Homo Amazonus, elle doit être parfaite et proposer une « expérience client », certes distincte de l’inimitable expérience physique, mais au moins aussi addictive. Deux paramètres techniques essentiels de cette machine sont bien sûr le prix et de la vitesse. Le prix n’est pas vraiment un problème, mais la vitesse, qui indexe le débit de la machine, est très compliquée à augmenter. Ce sera l’enjeu de la plupart des innovations d’Amazon.com.
Il manque une dimension à cette belle mécanique : un peu d’humanité. Mais elle ne semble pas nécessaire ; il est donc tout à fait possible que Jeff Bezos en arrive à cette conclusion : l’homme est en trop (en partie parce qu’on ne peut pas augmenter sensiblement sa vitesse). Mais n’anticipons pas…
Du prix
Jeff Bezos rappelait en 1999 ce qui était encore une bonne surprise :
Online is so much cheaper.
Le maintien obsessionnel de cet avantage, qui a largement inspiré les modèles low-cost, conduit à des choix rationnels comme la localisation des entrepôts (passons sur d’autres aspects, comme les salaires et les conditions de travail, l’écrasement de la concurrence au sacrifice de la rentabilité, etc.). Ainsi, les premiers entrepôts d’Amazon ont été disposés sur le territoire américain en prenant évidemment en compte la proximité de la population à desservir mais aussi le régime des taxes et impôts :
Ce n’est pas un hasard si le deuxième entrepôt de la compagnie est dans le Delaware qui, non seulement n’applique pas de taxes sur les ventes mais est aussi une base idéale pour desservir la Côte Est ; le troisième et dernier entrepôt est situé près de Reno, dans le Nevada, ce qui permet de livrer l’énorme population californienne sans être soumis à son régime de taxes.
Nous constatons maintenant avec effroi que les grands acteurs d’internet sont des champions de l’optimisation fiscale mais, en tant qu’Homo Amazonus, nous sommes depuis l’origine conditionnés autour d’un prix numérique « optimisé » (variabilisé par le « yield management »), voire nul, dont nous ne saisissons que la valeur relative dans le grand jeu de l’offre et de la demande. Homo Amazonus ne fait pas directement le lien entre le prix numérique et son lointain « coût d’acquisition », si l’on peut dire, en termes fiscaux, sociaux ou environnementaux.
De la vitesse
L’un des inconvénients majeurs de la machine, c’est qu’il y a des temps d’attente pendant lesquels le client est libre de gamberger, contrairement à une simple machine qui se mettrait en mode « idle ». Il s’agit donc de réduire et/ou d’occuper ces espaces incontrôlés où le doute peut s’immiscer.
En 1999, il n’existait ni smartphones, ni tablettes, et Jeff Bezos à qui on demandait quel objet technique manquait le plus à son projet répondit :
« Un Windows prêt immédiatement », c’est-à-dire un ordinateur personnel qui démarre aussi vite qu’un téléviseur ou un PalmPilot. « A la maison, c’est une vraie souffrance parce que pendant les 2 minutes que cela prend, j’ai oublié ce que je voulais faire ! »
Homo Amazonus ne doit pas avoir le temps d’oublier son envie. Il a pris l’habitude de ne jamais être lâché en cours de route (streamlining des commandes, notifications…) et, pris au jeu, ne lâche rien à son tour.
2018
Désormais, Homo Amazonus ne lâche rien, en effet. Grâce à son smartphone « prêt immédiatement », il enchaîne « 1. Envie », « 2. Recherche », « 3. Achat », depuis à peu près n’importe où. Mais il faut encore en passer par « 4. Attente » et « 5. Livraison ».
La plupart des dernières innovations d’Amazon portent sur ces deux dernières étapes : comment réduire encore l’attente et comment délivrer Homo Amazonus de l’effort d’être livré, cet effort consistant essentiellement à être là, au point de livraison ? Voici donc quelques solutions : le service Amazon Prime Air de livraison par drones, expérimenté depuis 2013 ; Amazon Key, la serrure connectée qui permet aux livreurs Amazon d’entrer chez vous en votre absence ; ou encore la possibilité d’être livré dans le coffre de sa voiture ; Amazon Hub ou Amazon Locker pour la livraison en points groupés…
Il subsiste malgré tout quelques obstacles bien physiques à la livraison immédiate, personnalisée et partout : la configuration de lieux non prévus pour ça. Les lieux de vie d’Homo Amazonus (appartements, voitures, lieux professionnels) sont donc progressivement adaptés à la livraison. Ainsi7 :
Le Wall Street Journal annonce que Amazon a signé des contrats avec des propriétaires et gestionnaires d’immeubles, représentant 850 000 logements aux États-Unis, pour installer des casiers Amazon Lockers.
La logique de Bezos déploie implacablement ses conclusions, y compris en matière d’urbanisme. Si Amazon ne développe pas plus vite en France ces services de livraison, c’est peut-être que la configuration de nos lieux ne se prête pas encore suffisamment aux exigences en matière de « fulfillment ». Combien de temps faudra-t-il pour qu’eux-mêmes ou leurs concurrents dictent certaines normes de construction ? Ce sera en tout cas une forte exigence de l’Homo Amazonus urbain.
Après le « tout virtuel », devenu une commodité offerte par des machines que l’on sait désormais régler, il s’agit de (re)conquérir de nouvelles sensations, les anciennes en fait : Homo Amazonus des villes aime, comme Jeff Bezos, les magasins physiques et les effets sensoriels combinés qu’ils procurent (vue, toucher, déplacement…). Amazon lance donc Amazon Go, des magasins qui visent en quelque sorte à « sensorialiser » l’expérience online8.
Les magasins Amazon seront les équivalents physiques d’une App. A la seconde où vous entrez, Amazon commence à suivre vos mouvements. Chaque boisson kombucha ou paquet de chips de taro que vous prenez sur un rayonnage est ajouté à un panier virtuel. […] Le magasin sait quand vous partez, décompte les articles que vous avez pris, et charge directement votre compte (« just walk out »).
La journaliste qui testait l’expérience Amazon Go a eu la sensation de partir comme une voleuse, mais Homo Amazonus trouvera vite assez naturel de ne plus passer tout à fait consciemment par la phase « 3. Achat » qui est le moment inestimable, qui exige encore une volonté, de libération du money flow.
Plus loin avec l’IA
Il s’agit maintenant d’optimiser les étapes « 1. Envie », « 2. Recherche », « 3. Achat », qui sont encore travaillées à l’ancienne (marketing, design…) et qui restent largement à la main d’Homo Amazonus car encore tributaires de ses compétences cognitives. C’est évidemment là qu’intervient l’intelligence artificielle. Bezos a très vite compris que l’IA allait révolutionner sa machine et donner une nouvelle impulsion à son entreprise9. C’est l’occasion pour lui, après 20 ans d’optimisation, de revenir aux fondamentaux et de rappeler quelques vérités à ses actionnaires et à ses salariés.
Les clients sont toujours magnifiquement, merveilleusement insatisfaits, même quand ils prétendent qu’ils sont heureux et que tout va bien. Même s’ils ne le savent pas, les clients veulent mieux, et votre désir de les satisfaire doit vous conduire à inventer à leur place.
Rappel du point de départ : Homo Amazonus est une création, une cloche qui sonne. Mais derrière, il y a encore un homme qui bouge et avec qui il est essentiel d’établir un lien direct. Il faut éviter ce que Bezos appelle des « proxies », des intermédiaires, ceux qui vous expliquent ce qu’est un client dans de belles études de marché :
Les bons inventeurs et designers comprennent leur client en profondeur. Ils consacrent une énergie folle à développer cette intuition. […] Une excellente expérience client commence avec le cœur, l’intuition, la curiosité, le jeu, les tripes, le goût.
Homo Amazonus doit être totalement transparent mais même pour Jeff Bezos ce n’est plus évident tant les paramètres deviennent nombreux. L’IA permet donc d’y voir plus clair sans proxies, de zoomer, de régler précisément la machine. Jeff Bezos ajoute ainsi :
Ces dernières décennies, les ordinateurs ont largement automatisé des tâches que les programmeurs pouvaient décrire avec des règles et des algorithmes clairs. Les techniques modernes d’apprentissage nous permettent maintenant de faire la même chose pour des tâches où la description précise des règles est bien plus délicate.
Mais l’IA promet bien plus.
2019
Homo Amazonus passe ses commandes ou plutôt, satisfait ses besoins « à la voix », grâce à Alexa qui équipe ses enceintes connectées (plus besoin de la contrainte du smartphone). L’expérience d’achat est totalement intégrée aux lieux habituels : maison, voiture, bureau, magasins…
Homo Amazonus ne cherche plus par lui-même : il exprime son désir.
2022
Amazon Rekognition, le service « cloud » de reconnaissance des individus, de leurs émotions, mais aussi d’objets et plus généralement de scènes entières a fait de grands progrès. Et grâce aux idées développées en 2016 dans le brevet « Movement recognition as input mechanism » (« Reconnaissance du mouvement comme mécanisme de saisie »), l’appartement d’Homo Amazonus devient une annexe d’Amazon Go : les intentions sont comprises non seulement par la voix mais aussi par le mouvement.
Le maillage d’objets connectés (réfrigérateur, porte d’entrée, placards…) produit le reste de l’information : l’environnement d’Homo Amazonus respire l’intelligence et l’enveloppe comme un cocon bienveillant, à l’affût de ses moindres manques, de ses moindres désirs, comblés par les incomparables services de livraison d’Amazon.com.
2024
Puisqu’il est devenu transparent partout, tout le temps, Homo Amazonus est désormais pré-livré avant même d’avoir commandé. Amazon a déposé un brevet en ce sens en 2014, pour ce que Jeff Bezos appelle « anticipatory shipping ».
Homo Amazonus se sent connu et estimé, puisqu’on anticipe ses désirs, mais à mesure qu’il devient plus prévisible, il réfléchit de moins en moins : l’ouverture du portefeuille (« 3. Achat ») devient aussi fluide que la sortie d’un Amazon Go.
2027
Homo Amazonus désire en faire encore moins et ne plus commander que les produits correspondant à des besoins exceptionnels, même s’ils sont choisis dans une liste et à un moment parfaitement ciblés pour lui. Il ne cherche plus rien mais procède (de plus en plus rarement) au dernier choix. Il a souscrit un abonnement pour tous les produits de consommation courante, et l’ajuste en permanence à la voix et à l’attitude dans son environnement connecté.
Les services financiers d’Homo Amazonus sont eux-mêmes automatisés : sa consommation est ajustée à ses goûts, à ses habitudes, mais aussi à ses moyens et à leur évolution.
Il n’intervient quasiment plus dans le processus d’achat / livraison.
2032
Homo Amazonus n’a plus à se préoccuper de l’adaptation de son buying flow à ses moyens. Ses achats sont configurés sur un flux minimal, dont il a à peine conscience, financé par son droit à revenu universel, qui est devenu un revenu automatiquement dépensé, un « abonnement universel », pour le plus grand bénéfice des organisations qui ont réussi à s’y brancher.
Homo Amazonus
Tout est techniquement prêt pour accomplir cet Homo Amazonus que nous venons d’esquisser. Amazon, mais aussi Google & Co., leurs homologues chinois, sont aujourd’hui capables de bien davantage que ce que nous vivons et savons en matière de surveillance, d’anticipation et de modélisation de nos comportements. La technologie numérique est trop en avance sur l’acceptabilité sociale, en occident tout au moins.
Ce qui se joue en ce moment, c’est donc une très subtile et risquée campagne de « change management », et nous devrons être attentifs à la façon dont sera gérée, en France plus particulièrement, une phase essentielle de cette campagne qui se joue aujourd’hui : l’emprise des enceintes connectées et la présence continue d’un géant du numérique dans l’air de la maison. Il y aura des moqueries, des indignations, des admirations puis progressivement s’installera le calme de l’habitude jusqu’à la prochaine pression sur l’accélérateur.
Homo Amazonus a un profil encore incertain. Il pourrait être plus ou moins comme nous venons de la décrire : indifférent à sa propre humanité, habitué à des prix sans valeur, adhérent à ses envies, délivré de l’effort qu’elles impliquent pour être satisfaites, trop lent donc éjecté par la force centripète de la machine de Bezos, translaté de sujet à objet, d’utilisant à utilisé, finalement transparent, prévisible et… comblé !
Il est aussi possible qu’Homo Amazonus prenne d’autres directions, accomplisse le rêve d’autres entrepreneurs… A moins que ce ne soit le rêve de personne mais simplement le programme dûment exécuté du système technicien qui se munit d’agents intelligents, heureux, optimistes et pugnaces comme Jeff Bezos ; des agents qui sont des flow makers, des machine tuners.
Il faut reconnaître que tout semble leur donner raison ! Les fortunes s’amassent comme prévu, nous nous comportons comme anticipé par les algorithmes et nous voulons leurs machines puisqu’ils manipulent nos désirs…
Même si ces disruptions constituaient un progrès, il subsisterait malgré tout l’immense trouble induit par le contrôle « multimodal » de l’Homo Amazonus européen par une seule machine, celle de Jeff Bezos (ou deux avec celle de Google).
Version pdf : Homo Amazonus
1. ↑ Voir par exemple cet article consacré à la sortie du livre « The everything store » de Brad Stone pour cerner quelques éléments de la personnalité de Jeff Bezos : Isabelle Lesniak pour Les Echos – 30 mai 2014 – Les débuts de Jeff Bezos et d’Amazon
2. ↑ Jeff Bezos a créé sa compagnie spatiale, Blue Origin, en 2000.
3. ↑ Les premières années d’Amazon.com sont relatées dans l’excellent article de Chip Bayers pour Wired – 3 janvier 1999 – The inner Bezos
4. ↑ Rappelons qu’internet était alors à peine connu du grand public. En France, le premier FAI, Worldnet, est lancé en février 1994 par quelques passionnés dont un certain Xavier Niel.
5. ↑ Ajoutons que les livres sont des articles parfaits pour démarrer une entreprise d’expédition : ils prennent peu de place, ne périment pas, sont faciles à emballer…
6. ↑ Fresh Air – 14 octobre 2013 – One-Stop Shop: Jeff Bezos Wants You To Buy ‘Everything’ On Amazon
7. ↑ Eric Feinberg pour Forbes – 4 janvier 2018 – How Amazon Is Investing In Customer Experience By Reimagining Retail Delivery
8. ↑ Heather Kelly pour CNN Tech – 26 janvier 2018 – Inside Amazon Go: the store of the future
9. ↑ Alex Heath pour Business Insider – 12 avril 2017 – Amazon’s Jeff Bezos constantly reminds his workers about the biggest enemy: ‘Irrelevance. Followed by excruciating, painful decline.’
Notes
18 juillet 2018 – Jeff Bezos bientôt sur orbite
Il n’y a pas de raison pour que cela s’arrête : grâce à Homo Amazonus, la fortune de Jeff Bezos dépasse les 150 milliards de dollars, un record absolu (Les Echos du 17 juillet). Ce qui est surtout tout à fait fantastique, c’est la vitesse acquise :
En janvier 2017 Jeff Bezos était la 5ème personne la plus riche du monde, avec 42 milliards de dollars. 18 mois plus tard, sa fortune a plus que triplé, avec 109 milliards supplémentaires.
Ce cas de niveau de fortune et de vitesse d’enrichissement est tout à fait unique dans l’histoire, mais nous avons bien compris que la pente naturelle d’un monde numérique incontrôlé va vers la concentration extrême.
15 février 2019 – Amazon et le profit radical
Tout se passe exactement comme si, passé un certain niveau de vitesse d’accumulation de richesse, l’engin finissait par échapper à la gravitation fiscale. On apprend ainsi dans Les Echos que grâce à une réduction de son impôt fédéral de 129 millions de dollars, le groupe a bénéficié d’un taux d’imposition négatif de 1 % !
Le géant du e-commerce a triplé son bénéfice net l’an passé à 10,1 milliards de dollars, « mais son impôt sur les sociétés s’est élevé à zéro », constate le think tank américain Institute on taxation and economic policy (Itep) après avoir épluché la déclaration d’impôt de l’entreprise.
L’accumulation des profits numériques est une ponction pure et simple. Elle a donc une limite et peut se résoudre de deux manières : soit par le retour des profits dans le circuit économique (nous tous) contre le pouvoir (une sorte de ploutocratie numérique), soit par le démantèlement. Mais cette deuxième solution suppose une sorte de « vengeance politique » qui ne serait peut-être pas du goût d’Homo Amazonus. L’issue reste incertaine…
Encore un superbe article, bravo.
Il ne nous resterait donc comme espace libre que ce qui ne se peut acheter, ou qui peut rester « privé »…. par exemple, la liberté de mouvement dans des zones blanches, parce que bientôt localisés à tout instant, et l’intimité de nos pensées, pourvu qu’elles ne se traduisent pas en paroles ou actes digitalisables…. dans la série « scénario catastrophe » il viendra sûrement un jour où ces services deviendront tellement indispensable qu’on finira par les nationaliser… mais non, suis-je bête, ces compagnies sont transnationales … pas de danger….
Toujours aussi brillant Mr Benicourt 👍🏻…. 😉