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Mégamachines
Nous en sommes en 1977 et Jacques Ellul écrit ceci1 :
Notre société n’est-elle pas déjà elle-même une machine pure et simple ? […] La Mégamachine est le système social complètement organisé, homogénéisé, dans lequel la société fonctionne comme une machine dont les hommes seraient les rouages. Ce genre d’organisation grâce à une totale coordination, à l’accroissement continu de l’ordre, de la puissance, de la prédicabilité, et par-dessus tout du contrôle, a obtenu des résultats techniques presque miraculeux dans les premières Mégamachines que furent les sociétés égyptienne et mésopotamienne.
Le propos semble un peu simple : les hommes « rouages d’une machine », quand même… Et pourtant, le verbe est intriguant (nous reviendrons plus précisément dans Retours à Babylone sur ce qu’il qualifie de « machine » babylonienne). Jacques Ellul poursuit :
Grâce aux moyens d’information et de communication, cette Mégamachine présente […] certains des caractères d’une société primaire : chacun est connu dans sa totalité (totalité enregistrée dans l’ordinateur national). L’ordinateur rassemble sur chaque individu un faisceau d’information jusqu’ici dispersées, ce que rendrait intolérable le contrôle de la société, d’autant plus que ce contrôle ne sera pas exercé par des « autorités » mais aussi bien par le public, par les Autres, par l’Opinion puisque Tout ce qui concerne chacun peut être diffusé, mis sous les yeux de tous par la voie des télécommunications. Ainsi la Mégamachine à la fois fonctionne abstraitement en tant que machine sociale et de façon totalitaire en dépouillant les pièces de la machine de leur identité.
Bien avant le déploiement d’internet il semble déjà nous parler, avec les mots de l’époque, de notre bon vieux web 2.0 et de sa « transparence radicale ».
Jacques Ellul est un penseur incontournable de la technique et de ses effets (voir la page Wikipédia qui lui est consacrée2 ou le site de l’Association Internationale Jacques Ellul3). Il reste cependant suspect aux yeux de certains car il était croyant et protestant actif dans l’église réformée. Or, dès qu’un penseur parle depuis une spiritualité quelconque, tous ses concepts sont entachés d’une suspicion de prosélytisme (en général, ce n’est pas tout à fait faux) et il finit donc comme le fameux bébé, c’est-à-dire jeté avec l’eau du bain sacré. Jacques Ellul n’y échappe pas et le résultat n’est pas toujours beau à voir4.
Mais nous gardons le bébé. Comme nous allons le voir, il est beau, joufflu et toujours en parfaite santé.
Le Système Technicien
Jacques Ellul a fait du « système technicien » un concept parfaitement clair, stable et utile. Cette note ne suffira pas à en rendre compte mais elle tentera d’en donner le sens général.
Vidons notre esprit de toute idée de transcendance, de toute « explication » du monde, forme divine, mythe, symbole… et demandons-nous ce que nous avons devant nous (à part le cogito). Au VIème siècle avant Jésus-Christ, Parménide répondait à peu de chose près : l’être ! On ne se débarrasse pas des dieux à peu de frais… Cet être est « incréé, immuable, éternel, sans commencement ni fin » et Parménide lui attribue la forme d’une sphère…
Aujourd’hui, 2500 ans plus tard, les philosophes continuent d’en discuter. Cette présentation (très simplifiée) n’est pas loin de correspondre à celle du « système technicien », une sorte d’être parménidien qui serait sa propre cause, sa propre fin, impavide, sans affect et indifférent à l’homme. C’est le point délicat et surprenant de ce concept. Car, évidemment, c’est bien l’homme qui a créé pour son propre usage les techniques qui le cernent. Jacques Ellul reconnaissait d’ailleurs fort bien cette difficulté :
[…] il y a une grande répugnance à admettre l’existence d’une organisation spécifique du technique qui pourrait être relativement indépendante de l’homme.
C’est peut-être là précisément que l’on peut soupçonner ce concept d’être prosélyte, au sens où il sert d’appui, consciemment ou pas, à la démonstration morale de Jacques Ellul : l’homme n’étant à peu près plus « causant » dans ce système, il ne peut plus s’en sortir que depuis l’extérieur, et donc par le divin. Mais ce n’est pas le sujet et cela n’enlève rien à la qualité du concept.
Un « milieu »
Ce Système est devenu pour nous un « milieu » qui se présente désormais comme un « déjà-là » auquel il s’agit de s’adapter et qu’il s’agit de comprendre (c’est à peu près la posture de Ray Dalio, voir La machine de Dalio).
Le système de la nature, c’est-à-dire l’écosystème, est désormais masqué par le système technicien et dépouillé de ses attributs historiques et de nos lectures « magiques ». Il n’est plus qu’un puits de ressources devenu a-signifiant pour nous, et donc inéluctablement amené à s’épuiser sous les exigences du Système Technicien.
N’ayant aucune finalité, étant fondamentalement neutre (se contentant d’être pourrait-on dire), le système technicien est a-politique, a-moral, a-éthique… Comme Ellul l’avait très bien perçu et expliqué il y a 40 ans, le système technicien est insensible à toute inflexion morale ou politique. Ils sont très nombreux à avoir évoqué l’impuissance du politique sur la technique. Citons par exemple… Régis Debray, qui déclarait à l’Assemblée Nationale en février 19985 :
Les développements techniques, outre qu’ils répondent rarement à un programme, et déjouent régulièrement pronostics et annonces des futurologues, ne sont pas matière à options ni à débat public. Ils sont à la fois aléatoires dans leur surgissement et contraignants dans leurs implications. Contingents et nécessaires, involontaires et inexorables. Sans doute, s’il voit ses missions régaliennes rétrécir jour après jour, l’État s’efforce-t-il d’éduquer, d’encourager, de donner l’exemple, de répartir les crédits, de surveiller les infractions. Mais de plus en plus, ce qui est techniquement souhaitable prend le pas sur ce qui est politiquement légitime.
Ce qui, au fond, relève exactement de la même idée, cette idée ellulienne qui fait dire à certains, dont nous faisons partie, que la neutralité du web, par exemple, relève plus de la foi que de la politique.
Un monde de problèmes et de solutions
Écoutons plus attentivement Jacques Ellul lorsqu’il précise comment la technique fait système :
[…] Les techniques deviennent cohérentes les unes par rapport aux autres, elles sont organisées les unes en fonction des autres. Les éléments, les facteurs techniques, ne sont pas simplement juxtaposés, ils se combinent entre eux. Il s’est établi un ensemble de « solidarités », de connexions, de coordination entre tous les objets, méthodes, etc.
Il en découle un caractère très important du système technicien (et celui-ci, à notre connaissance, n’est pas le plus développé par Jacques Ellul) : il déploie sans fin, fractalement pourrait-on dire, cette forme particulière de « solidarité » consistant à apporter en permanence des solutions à des problèmes. Au point que les solutions techniques finissent par être exigées, requises, indispensables à tous les acteurs d’un milieu dont l’économie ne repose plus exclusivement que sur la commercialisation de solutions : chercheurs, producteurs, consommateurs, banquiers, etc.
Il finit par se produire cette chose étrange : le système technicien produit massivement des solutions en attente de problèmes. Ces solutions sont la plupart du temps assez simples, en partie parce qu’elles sont la condition du travail d’une grande majorité (c’est le cas de l’intelligence artificielle qui se répand aujourd’hui partout). L’ « innovation » consiste souvent à trouver et/ou à créer de toutes pièces les problèmes correspondant à des solutions techniques déjà-là. Le résultat est parfois grotesque6.
Ce milieu hyper-fragmenté en problèmes / solutions, où s’écoule un temps lui-même fragmenté et technicisé, échappe de plus en plus à toute possibilité de « synthèse » par l’homme, de mise en symboles et donc de sens général. C’est pourquoi les entreprises devenues les plus puissantes sont, à notre connaissance, liées à la fourniture de « solutions de synthèse », qui demandent une énergie et des moyens financiers de plus en plus considérables : les infrastructures de la Mégamachine (Google), l’internet grand-public que Facebook voudrait synthétiser à lui tout seul, le magasin du monde qu’Amazon vise à être (en nous dotant d’ailleurs désormais de ce qui manquait à la « solidarité » radicale des éléments du Système : un acheteur « intelligent » : l’enceinte connectée), l’électricien et/ou le transporteur du monde (Tesla), etc.
Mais ne nous trompons-pas : ces synthèses-là sont encore des solutions du Système Technicien. Les « problèmes » correspondants sont, à ce niveau de puissance, nos propres architectures économiques, politiques et culturelles.
Solutions provisoires
Il faut enfin rappeler la posture de Jacques Ellul, qu’il qualifie lui-même de « dialectique », pour comprendre qu’il élucide le concept de système technicien en tant que sociologue (marxologue) pour le surplomber en tant que chrétien. Son questionnement intime est d’ordre moral et, pour un homme de foi, l’ordre moral ne peut pas provenir du système qu’il est censé réguler (nous sommes d’accord – voir à ce sujet Un futur sans nous).
André Comte-Sponville ne prétendrait pas autre chose8 : l’ordre naturel de nos vieux systèmes (spirituel, moral, politique et économique) se dissout dans un unique système de problèmes / solutions qui les technicise tous et devient l’être de notre monde. Il faudrait donc, selon Ellul, retrouver un ordre, une subordination minimale du Système Technicien à une forme de spiritualité entièrement exogène.
Rembobiner 2500 ans d’histoire, fermer les yeux sur l’être parménidien et repeupler le ciel de dieux ? Ou encore, plus radicale, la fameuse « solution » de Philip K. Dick, parfaitement étanche à toute technicité :
Parfois, la réaction adéquate à la réalité consiste à devenir fou.
Ce serait tellement disruptif…
Version pdf : Jacques Ellul et le système technicien
1. ↑ Jacques Ellul – 1977 – Le système technicien
2. ↑ Wikipédia – Jacques Ellul
3. ↑ Association Internationale Jacques Ellul
4. ↑ Yann Kindo pour Médiapart – 26 mai 2016 – Jacques Ellul, le Christine Boutin de la Décroissance
5. ↑ Déclaration de Régis Debray à télécharger sur son site à la page suivante : Y a-t-il une politique de la technique ? (lien cassé)
6. ↑ Jérôme Marin pour Le Monde – 1er septembre 2017 – Juicero, la start-up devenue la risée de la Silicon Valley, ferme ses portes (lien cassé)
7. ↑ André Comte-Sponville chez Albin Michel – 2004 – Le capitalisme est-il moral ?
Notes
21 septembre 2017 – André Gide
L’expression « Il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions », toute en positivité professionnelle, vient d’André Gide. Pour être exact, l’expression complète est : « Il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions. L’esprit de l’homme invente ensuite le problème. ». L’oubli est réparé.
4 octobre 2017 – Foule très peu sentimentale
Un caractère majeur du Système Technicien, sur lequel nous n’avons pas insisté, est celui du morcellement (nous pourrions dire « hachage » ou « réductionnisme radical ») des problèmes en sous-problèmes de plus en plus petits et accessibles alors à des solutions automatiques et/ou simples. Ceci nous amène à une économie de la tâche.
La « foule » se débrouille donc avec le « crowd labor », ce découpage à la tâche rémunérée quelques centimes l’unité. Rien de plus simple pour en bénéficier : Amazon propose par exemple son « Mechanical Turk », nous disposons en France de « Foule Factory »… En se concentrant bien, il est possible de gagner de 1 à 2 euros de l’heure à recadrer des photos des yaourts, soit à peu près ce qu’apporte en valeur la même heure d’attention à Facebook (De la valeur des e-choses).
Si ces tâches nous sont dévolues, c’est que pour le moment les machines ont échoué (filtrer les contenus illicites par exemple). Mais ceci ne dure qu’un temps. Il pourrait être rentable de développer une solution cloud de micro-intelligences artificielles spécialisées et destinées à capter en masse les quelques centimes proposés par ces plates-formes de crowd labor et, pourquoi pas, de passer à la fraction de centime par tâche. Du trading algorithmique au « crowding algorithmique » en quelque sorte. Un simple jeu de mots ? « crowding » signifiant « entassement » ou « (sur)peuplement », ce n’est pas si sûr…
3 Responses
[…] Ainsi, dans le berceau-même de l’ère de l’informatisation, l’humain envisageait déjà son propre « dressage » aux rapports sociaux automatisés, c’est-à-dire décérébrés. Toute comparaison contextuelle et abominable mise à part, ce processus est toujours à l’œuvre. Si nous insistons un peu sur les aspects tragiques de cette histoire, c’est bien en écho à l’interpellation de Michel Volle et à cette fameuse « impulsion suicidaire » avec laquelle l’informatisation aurait à voir. Peut-être comprenons-nous déjà un peu mieux. Il reste à examiner le caractère causal et surtout moral de cette automatisation que les technophiles (comme les bureaucrates) estiment au mieux axiologiquement neutre, au pire bonne en soi en tant que solution à tous les problèmes qui se présentent (Jacques Ellul et le système technicien). […]
[…] avec l’idée qu’il y a un « système technicien » dans le sens proposé par Jacques Ellul (Jacques Ellul et le système technicien). La pensée critique de ce philosophe de la technique fut guidée, dès les années 1950-1970, par […]
[…] « effacé », comme l’entendait Jacques Ellul avec son concept de « système technicien » (Jacques Ellul et le système technicien). Nous croyons cependant de moins en moins à cette hypothèse qui procède peut-être d’un […]