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En 2009, Olivier Ertzscheid publiait un article intitulé « l’homme, un document comme les autres »1, dont nous recommandons vivement la (re)lecture. Huit ans, déjà… A l’époque, au début de l’ère que l’on pourrait appeler le « connectocène », Olivier Ertzscheid envisage internet comme un filet de capture de tous les documents possibles, publics et privés, à fin de maîtrise d’un « continent documentaire ».
Cette collecte géante passe par l’indexation massive mais surtout, coup de génie, par la fourniture gratuite des outils connectés de production et de stockage de notre documentation privée. On comprend alors que pour chacun d’entre nous s’assemble une « identité numérique » qui demande à être conceptuellement saisie par la sociologie, l’économie, la politique, le droit… Olivier Ertzscheid propose donc cette formule : « l’homme est un document comme les autres ».
Mais aujourd’hui, l’homme ne peut plus être seulement envisagé comme un « document » indexé dans un vaste thesaurus continental : il y a de l’avatar qui vient, de la dynamique, ce que nous proposons de traduire par la formule « l’homme est un nombre ». Le nombre n’est pas seulement un index, la représentation d’une quantité ou d’une mesure : il se combine, il se calcule, il se compare… Et le coup de génie se prolonge par la fourniture gratuite des outils connectés de production, de combinaison et de stockage des nombres qui nous représentent.
Le nombre a deux vertus économiques cardinales : il commensure (c’est la monnaie universelle) et il s’accumule (c’est la matière du capital). « L’homme est un nombre » est une autre façon de dire l’homo economicus. En ce sens, ce n’est donc pas nouveau. Ce qui est inédit, c’est la gigantesque puissance de calcul et de stockage dont nous disposons, une puissance telle qu’elle peut faire jaillir des nombres un monde virtuel assez crédible et l’économie d’accumulation de format continental qui le régit.
Ce monde numérisé fait irrésistiblement penser au 13ème des 99 exercices de style de Raymond Queneau2 qui serait produit un nombre inimaginable de fois toutes les nanosecondes :
A 12h17, dans un autobus de la ligne S, long de 10 mètres, large de 2,1, haut de 3,5, à 3 km. 600 de son point de départ, alors qu’il était chargé de 48 personnes, à 12 h. 17, un individu de sexe masculin, âgé de 27 ans 3 mois 8 jours, taille de 1 m 72 et pesant 65 kg et portant sur la tête un chapeau haut de 17 centimètres dont la calotte était entourée d’un ruban long de 35 centimètres, interpelle un homme âgé de 48 ans 4 mois 3 jours et de taille 1 m 68 et pesant 77 kg., au moyen de 14 mots dont l’énonciation dura 5 secondes et qui faisaient allusion à des déplacements involontaires de 15 à 20 millimètres…
Isolons ce texte et prenons-le au pied de la lettre. En 1947, c’est de la science-fiction : le narrateur ne peut être qu’omniscient. En 2017, c’est déjà moins sûr : à l’aide d’un GPS, de fiches Wikipédia, de profils Tinder, d’un chatbot, d’une montre connectée… cette narration devient possible (mais aussi moins drôle…).
Dans le monde numérique il existe ainsi, de la même façon, des narrateurs économiques omniscients et « magiciens ». Ce qui reste à comprendre, c’est la raison pour laquelle nous semblons consentir à ce jeu très déséquilibré. C’est peut-être que nous avons toujours eu un goût assez prononcé pour le nombre, comme le Petit Prince3 nous le rappelle :
Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l’essentiel […] Elles vous demandent : « Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien gagne son père ? » alors seulement elles croient le connaître.
Ou bien désormais : combien de likes ? de contacts LinkedIn ? de calories consommées aujourd’hui ? de minutes de marche ? de sommeil alpha ?… Nous désirons le « Quantified Self » et le « Lifelogging » comme nous avons toujours désiré nous mesurer, à nous-mêmes et aux autres. Nous fournissons donc assez volontiers de quoi nous calculer, de quoi nous présenter à la grande calculatrice en sujets socio-économiques quenaldiens (multimesurés), même si ce désir narcissique peut être accompagné d’anxiété4.
Mais évoquons la suite, car notre bonne volonté ne suffit plus. Le monde numérique est devenu trop rapide et complexe pour attendre a) que nous nous mesurions b) que nous comprenions comment nous mesurer. C’est pourquoi nous allons devoir / vouloir être bardés de capteurs, d’assistants personnels, de prothèses… avant d’accéder au moindre service. C’est ce mouvement passionnant qu’il va désormais falloir surveiller.
« Tout est nombre », disaient les pythagoriciens. Alors « Je » est un nombre, c’est assez grec, finalement.
1. ↑ Olivier Ertzscheid – Hermès, La Revue n°53 – 2009 – L’homme, un document comme les autres
2. ↑ Raymond Queneau – 1947 – Exercices de style
3. ↑ Antoine de Saint-Exupéry – 1943 – Le Petit Prince
4. ↑ Candice Lanius pour thesocietypages.org – mai 2015 – The Hidden Anxieties of the Quantified Self Movement
Coucou Arnaud,
pas mal le petit dernier.
ça sonne un peu comme « Je est un autre » de Rimbauld, stimulant.
Je suis intrigué par la façon dont des quantités (nombres) peuvent générer des qualités (humaines par exemple), ou des identités…. etc… encore l’histoire de la qualité émergente.
Et, enfin, comme je parle espagnol, et que, en espagnol, le mot « nom » se traduit par « nombre » (quand le mot « nombre » se traduit par « nùmero »), j’en arrive à la dimension provocative de votre titre qui peut faire penser à « je est un numéro » (ce qui n’intéresse personne, d’être un numéro..). Mais enfin, nous allons bientôt être tous « numérisés », ou « nulmérisés », je ne sais…et le seul endroit, l’ultime endroit, où la numérisation pourra peut-être trouver sa limite, c’est bien le corps (comme vous le disiez précédemment) pourvu que je sois capable d’y vivre en sachant mettre fin aux emprises des fameuses numérisations….
D’où l’idée de Vipassana l’autre jour…. et de Respirelax 2 x 5′ par jour le matin et le soir etc…
Merci encore pour ce bel article. Maintenant que je sais que je suis du nombre, je me sens moins seul…. puisque j’en suis…. Remarquez, on aurait pu jouer sur « Je est une ombre » aussi… Je est à l’innombrable nombre des ombres…. Pshhhh….
Bon, allez, bonne journée et à bientôt.
Joël
Oui, le vieux mot de Rimbaud m’a inspiré le titre. Merci de l’avoir relevé ! D’ailleurs, toute la lettre de Rimbaud à Paul Demeny est un petit bijou de philosophie poétique (et ne demande que quelques minutes d’attention).
Je comprends aussi l’espagnol et je n’avais pas pensé à ce jeu de langage (jamais anodin…) ! A creuser… Mais « Je est un numéro » est justement l’interprétation que je ne souhaite pas aborder dans l’article (« le nombre n’est pas seulement un index… »). Cela intéresse quand même les différentes formes du pouvoir, inspiré par la version symétrique « Il » est un numéro.
Respirelax ? Ah ! Je ne connaissais pas… J’attendrai la version connectée à mon implant ! Quant à Vipassana, là, franchement, il faut prendre un peu d’élan… Mais cela m’a inspiré un détour assez pittoresque : le prochain article évoquera un adepte de la méditation transcendantale, origine Beatles…
Merci Joël pour tous ces excellents décalages et à bientôt.