La machine de Dalio

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Le trader se fait machine

Le trading est un jeu : on peut gagner de l’argent selon les règles du système financier sans la contrepartie d’un bien ou d’un service. Ces jeux d’argent sont légalement, voire moralement, très encadrés. En effet, les risques de ruine ou de fortune étant loin d’être nuls, ils peuvent nous faire entrer dans des états émotionnels intenses, pouvant déborder en comportements sociaux dangereux à l’issue parfois dramatique (Madoff, Kerviel, ou Iksil la « baleine de Londres »…).

Un trader à compte personnel, un « boursicoteur », apprend assez vite que l’environnement dans lequel il joue n’obéit à aucune règle fiable. Il s’agit donc d’obtenir, dans cet environnement apparemment opaque, un avantage marginal par la combinaison de deux talents : mieux connaître la mécanique des marchés que ses concurrents et évacuer toute émotion. Le trader est un individu discipliné et psychologiquement intéressant. Il a appris à lutter contre la peur du succès, la solitude, le burnout, le goût de la revanche, le stress, la cupidité, etc. Il ne se laisse jamais distraire (keep the focus), il obéit constamment à son système de trading (consistency), etc.

A force de faire tout ce qu’il peut pour devenir une machine, il est devenu plus efficace de le remplacer par une machine, sans émotion, ultra-rapide et capable de digérer et de corréler des milliers d’informations à chaque seconde. De plus, dans un jeu à somme nulle, les machines sont toujours, tôt ou tard, plus efficaces que l’homme. Dans le système financier elles occupent donc tous les espaces de temps ou ce système reste prédictible (de l’ordre de la seconde).

Le trader nous montre donc la voie : la machine peut remplacer l’homme dans tout système de jeu à somme nulle où l’émotion entraîne un risque de ruine.

De façon plus générale, tout ce qui advient, dans le business des services, en matière de technologie numérique et d’IA commence d’abord dans le monde de la finance. Continuons donc avec l’exemple d’une entreprise financière en pointe dans ce domaine, la « créature » d’un financier devenu adepte de la méditation transcendantale…

Ray Dalio

Ray Dalio est le fondateur de Bridgewater, l’un des plus gros fonds d’investissement spéculatif du monde. Sa fortune personnelle est estimée à 15 milliards de dollars. Il a extraordinairement bien réussi dans cet univers où l’homme tend à se faire (remplacer par la) machine.

Ray Dalio est né en 1949 à Jackson Heights dans le Queens. Il est le fils unique d’un père musicien de jazz et d’une mère au foyer. A l’époque, c’est une famille de la petite classe moyenne. Il se décrit lui-même comme un écolier médiocre, peu attiré par les études et peu doué pour l’apprentissage par cœur. Pour se faire de l’argent de poche, il fait le caddy sur le green du Harbor Links Golf Club, à quelques encablures de son domicile à Manhasset, à l’est de Manhattan. Il traine les clubs d’investisseurs de Wall Street qui lui prodiguent quelques conseils. A l’âge de douze ans, son premier investissement sera gagnant. On imagine le « choc » pour un garçon de cet âge. Il faut beaucoup de temps pour se remettre d’un succès précoce et il lui faudra un long apprentissage, une introspection implacable, pour devenir une machine à gagner. Il se révélera particulièrement brillant dans cet exercice.

Dalio fonde Bridgewater en 1975, à l’âge de 26 ans, et développe dès lors un système de pensée, une collection de 200 « principes », qu’il publie en 2011 dans un document simplement intitulé « Principles »1. La lecture de cet ouvrage est vivement recommandée à ceux qui s’intéressent à la « mécanisation du management ».

Principles

Ce petit avantage procuré par une compréhension du système économique et des mécanismes de marché est cultivé à l’extrême par Ray Dalio avec une recherche effrénée, quasi scientifique, de « vérité » (truth). Il faut regarder le système tel qu’il est, comme un monde donné dont il s’agit de dégager inlassablement les lois dynamiques pour y survivre. Il faut être sincère, honnête (truthful). Il ne faut rien cacher, ni à soi-même, ni aux autres :

J’ai appris que je voulais travailler avec des gens qui disent vraiment ce qu’ils pensent et qui écoutent ce que les autres répondent, de façon à découvrir la vérité […] J’ai appris à aimer l’intégrité (dire ce que l’on croit) et à mépriser son absence.

C’est la première condition d’une entreprise mécanisable : elle doit être totalement transparente, ce que Dalio appelle « radical transparency ». Il a ainsi mis en place chez Bridgewater un système où tous les collaborateurs sont invités à dire ce qu’ils pensent, à s’évaluer en permanence les uns les autres par écrit, à mettre les enregistrements des réunions à la disposition de tous… c’est-à-dire à « loguer » sans cesse l’état de la machine, à fournir de la data comme on dit maintenant. Pour être mécanisable, une entreprise doit ainsi être « data-driven » et baigner dans une culture de transparence plus ou moins radicale.

Ray Dalio déclare aussi :

Ceux qui ont du succès sont capables de penser à haut niveau [ higher level thinking ]2. Ils sont capables de prendre du recul et de concevoir une « machine » constituée des bonnes personnes qui font ce qu’il faut [ right things ] pour obtenir ce qu’elles veulent. Ils peuvent contrôler et améliorer le fonctionnement de leur « machine » en comparant ce qu’elle produit avec les objectifs recherchés. Schématiquement […] il s’agit d’une boucle de rétroaction [ feedback loop ].

La machine de Dalio

Dans Principles, on trouve ainsi le schéma suivant :

Ray Dalio avait l’âge pour effleurer le mouvement cybernétique et les conférences Macy, mais nous n’avons pas trouvé de trace évidente de cette influence. Les managers de Bridgewater sont prévenus : ils sont les sous-systèmes de la machine Dalio, fonctionnant selon les 200 principes fondateurs, et sont invités à se comporter eux-mêmes comme des concepteurs de machines entièrement débogables grâce à la transparence radicale.

Ray Dalio est profondément cohérent (« consistent »), comme tout grand leader. Observateur insatiable de la nature, il déclarait en 2010 au Wall Street Journal :

L’homme ne sera jamais capable de fabriquer un objet volant comme un moustique. […] J’observe la complexité de la nature et je me dis que l’homme a autant d’intelligence que la moisissure qui croît sur une pomme.

Dès lors, l’éthique n’interdit plus d’envisager l’homme comme le rouage d’une machine efficace, du moins tant que l’on ne peut pas s’en passer.

Le grain de sable

Il subsiste pourtant un facteur humain nécessaire : la douleur (« pain »).

Une machine, même apparemment « intelligente », n’a aucune aptitude au changement de contexte (à moins qu’elle ne dispose d’un corps ou d’un pseudo-corps, mais ceci est un autre sujet). Le robot trader ou la machine de Dalio sont impressionnants mais ne sont efficaces qu’à l’instant t de leurs réglages. C’est une forme d’intelligence que l’on pourrait qualifier de « photographique ». Dans un monde dynamique, il faut savoir comprendre, changer (même Dalio a dû revenir récemment sur la sacro-sainte transparence radicale), et survivre en s’adaptant. Dalio résume ceci par l’équation3 :

Pain + reflection = progress

Cela signe la présence nécessaire de l’homme dans le dispositif pour gérer les changements de contexte. Il manque en quelque sorte à la machine un capteur de douleur, une « souffrance » qui motive la remise en cause des programmes établis.

En avant vers le futur

Ray Dalio s’est adjugé en 2013 les services de David Ferrucci, le dirigeant projet de l’IA Watson chez IBM, pour conduire chez Bridgewater le « Systematized Intelligence Lab »4. Ce service développe toutes les applications nécessaires à la collecte et au traitement « intelligent » des masses de données collectées dans l’entreprise, notamment celles concernant son management. Certaines de ces apps sont installées sur les smartphones ou iPads des collaborateurs et portent des noms évocateurs : « The Contract », « The Coach » ou « Dot Collector ».

Le projet phare du service est la mise en œuvre de ce que Ray Dalio appelle « Book of Future » (et parfois « The One Thing »), que l’on connaît mieux sous le nom plus explicite de « Principles Operating System » (abrégé PriOS, le nom que l’on retiendra dans la presse). Il s’agit ni plus ni moins que de mettre les 200 principes dans la machine, de remplacer Ray en quelque sorte.

Le premier objectif est que d’ici 2020, les trois quarts des décisions managériales soient prises par l’IA. A terme, le rôle des humains restants sera de procéder au réglage des critères de décision de la machine, à intervenir quand « quelque chose ne va pas », de penser et décider au niveau méta.

La voie est tracée

Parce que le système financier évacue, par sa complexité et sa férocité, la plupart des avantages à être un humain, les entreprises de services financiers (banques, assurances, sociétés d’investissement, places financières…) ont toujours été à la pointe de la mécanisation « intellectuelle » par les technologies numériques.

La psychologie, si elle ne l’a pas déjà fait, a grand intérêt à étudier ce domaine-limite de la finance car il jouxte les territoires psychologiques de demain, ceux où l’humain sera confronté à la machine, soit qu’il sera en grande partie remplacé, soit qu’il devra agir avec elle. Se déplacer à cheval ou mettre le charbon dans la locomotive donne le même résultat (aller d’un point A à un point B) mais l’expérience n’est pas du tout la même…

Dès 2013 (décidément une année charnière) le Monde annonçait ceci5 :

Les temps ont changé : la révolution technologique a transformé l’évaluation en une gigantesque machine à mesurer l’activité humaine. L’informatique permet de tout chiffrer : le temps passé au téléphone avec un client, le pourcentage de progression du chiffre d’affaires, la quantité de marchandises stockée sur un site, le nombre d’opérations réalisées à l’heure, voire à la minute […] « Ce qui est nouveau, résume le sociologue Vincent de Gaulejac, directeur du Laboratoire de changement social à Paris-Diderot, ce n’est pas l’évaluation, c’est la mesure ».

Voici quelques exemples de signes que vous êtes dans une entreprise ou un environnement au management mécanisable :

  1. La collecte de données internes est ou devient massive ; elle fait partie de la culture de votre entreprise.
  2. Vos objectifs (« goals ») sont quantifiés sur des échelles de temps relativement courtes, pendant lesquelles le contexte ne varie pas beaucoup (par exemple l’échelle de la journée pour un trader, l’échelle du mois pour un manager commercial).
  3. Les activités de contrôle occupent une bonne partie de votre temps (relativement plus que les activités d’élaboration et de prise de décision par exemple).
  4. Le dirigeant est un homme de principes. Il est excessivement cohérent (consistent) et développe l’entreprise à son image, de façon kaléidoscopique.

On annonce officiellement le remplacement, total ou partiel, du manager par l’intelligence artificielle. S’agit-il d’une fiction ? Les enjeux de productivité sont tels que cela se produira tôt ou tard, mais pas tout à fait comme on l’imagine. Ce ne sont pas les managers d’aujourd’hui, tels qu’ils sont, qui seront remplacés (au mieux assistés), car ce n’est tout simplement pas possible. Ce sont les entreprises qui se mécaniseront, en commençant par se doter d’outils de collecte et d’analyse massive de données externes et internes, et qui, de ce fait, rendront le manager d’aujourd’hui inefficace et coûteux.

Ce n’est pas l’IA qui deviendra aussi « intelligente » que le manager. C’est le système qui deviendra assez mécanisable pour que seule une intelligence moyennement raisonnable mais surtout capable de traiter des grandes masses de données puisse être l’agent d’une prise de décision efficace.

L’expérience de Ray Dalio et plus généralement la psychologie de la finance nous montrent ce qu’il peut advenir du management dans une entreprise numérisée. Il restera malgré tout à l’homme la capacité de décider lors de changements de paradigmes, sur le temps long, mais il lui faudra pour cela cultiver une capacité d’adaptation. Il y a là un enjeu radical et encore assez peu observé.

Espérons pour finir que le manager de demain ne soit pas réduit à un « capteur de douleur » pour la machine. Ou alors, comme Ray Dalio, il aura vraiment intérêt à pratiquer la méditation transcendantale.


1. Ray Dalio – 2011 – Principles
2. Pensée méta, sur le système, non pas dans le système.
3. John Cassidy pour The New Yorker – 18 juillet 2011 – Mastering the machine
4. Rob Copeland et Bradley Hope pour le Wall Street Journal (abonnés) – 22 décembre 2016 – The World’s Largest Hedge Fund Is Building an Algorithmic Model From its Employees’ Brains
5. Anne Chemin pour Le Monde – 14 mars 2013 – L’entreprise, machine à évaluer


Notes

20 octobre 2017 – Dalio et les « mauvais garçons »

La psychologie est effectivement allée voir de plus près le monde des hedge funds. Ainsi, des chercheurs donnent raison à Ray Dalio comme le résume le bref article paru ce jour sur le site des Echos (Les hedge funds «psychopathes» moins performants que les autres) :

Les hedge funds dont les gérants sont narcissiques ont des rendements médiocres, décroissants, et de surcroît plus volatiles. […] C’est pour limiter les egos et le narcissisme de ses traders et gérants qu’un hedge fund comme Bridgewater a décidé de mettre en œuvre une organisation où le collectif prime sur les individualités.

Nous avons désormais compris : le « collectif » c’est bien entendu la « machine ».

Les gérants trop humains sont « volatiles » et ont des pulsions volages : c’est d’abord leur imprévisibilité qui nuit à leurs performances. Leurs travers sont même mesurés :

Les gérants de hedge funds psychopathes enregistrent de moins bonnes performances que les autres : 1% de rendement annuel en moins.

Au-delà des hedge funds, au moins un dirigeant d’entreprise sur 25 est psychopathe. Inquiétant ? Pas vraiment : nous pourrons bientôt les démasquer grâce à l’intelligence artificielle.

4 Responses

  1. Moi, je dis que cet article est brillant et utile. Merci. d’abord parce qu’il pose les limites et les potentiels de l’IA appliquée au domaine du management, mais aussi parce qu’il permet de comprendre à quel point nous devons tous travailler, managers et périphériques du management (consultants, coachs etc…) sur la qualité de nos principes et de ce à quoi nous croyons dans l’exécution de nos missions et de nos responsabilités. Responsabilité est le mot clé du futur. De quoi répondons – nous?

  1. 3 octobre 2021

    […] Ce Système est devenu pour nous un « milieu » qui se présente désormais comme un « déjà-là » auquel il s’agit de s’adapter et qu’il s’agit de comprendre (c’est à peu près la posture de Ray Dalio, voir La machine de Dalio). […]

  2. 6 octobre 2023

    […] troisième vision possible est celle de Ray Dalio, que nous avions déjà examinée en 2017 (La machine de Dalio). Rappelons que Ray Dalio, patron-fondateur du fonds d’investissement Bridgewater, affronte […]

  3. 14 octobre 2023

    […] La machine de Dalio (2017) explorait le modèle de Bridgewater, fonds d’investissement spéculatif fondé par Ray Dalio en 1975. En gros, Dalio avait fini par envisager son entreprise comme une sorte de système cybernétique fondé sur un principe de « transparence radicale » (toutes les informations sont disponibles pour tous les « composants » du système, y compris donc les humains) et sur un socle de 200 « principes » de fonctionnement automatisés grâce à des dispositifs d’ « intelligence artificielle » mis au point par IBM. Dans Entreprises : mutations face à la complexité (2019) nous avions comparé cette « machine de Dalio » à trois autres modèles : 1) la « smart simplicity » prônée par Yves Morieux et Peter Tollman du Boston Consulting Group conduisant à 6 « règles simples pour tout simplifier », 2) le modèle Haier du chinois Zhang Ruimin qui a divisé son entreprise en micro-entités cellulaires et enfin 3) le courant « posthumaniste » qui étudie l’ « entreprise-organisme » comme un prototype de « système viable » autopoïétique. […]

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