La Technique entre sidération et radicalisation

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L’initiative de la technique est dans les exigences du vivant. De même que Descartes éprouve l’urgente obligation de constituer la médecine infaillible dont il rêve depuis longtemps lorsque ses cheveux blanchissent et parce que la mort le priverait de cette « espérance de plus d’un siècle » qui justifie le soin qu’il apporte à se conserver ; de même pour qu’il écrive la Dioptrique il faut que des yeux malades ou capables d’illusions aient rendu quelque homme inapte à discerner infailliblement toutes choses utiles à la conduite de la vie. Et puisque « nous ne saurions nous faire un nouveau corps », nous devons ajouter aux organes intérieurs des organes extérieurs, aux organes naturels, des organes artificiels. C’est dans les besoins, l’appétit et la volonté qu’il faut chercher l’initiative de la fabrication technique.

Georges Canguilhem – 1937 – Descartes et la technique1

À l’ère de l’informatisation, la technique répond-elle toujours aux seules « exigences du vivant », comme à celles du « corps » de Descartes, ou serait-elle devenue en quelque sorte sa propre cause et suffisante à elle-même ?

Sidération

Sidération : XVIème siècle. Emprunté du latin sideratio, « action funeste des astres ; insolation », lui-même dérivé de sidus, « astre ».
Pathologie ; psychopathologie. Arrêt brusque et complet, le plus souvent temporaire, d’une ou de plusieurs fonctions physiologiques ou psychiques.

Dictionnaire de l’Académie française

Parmi les sentiments qui émergent des explorations du système technique, la sidération mérite un développement particulier. On peut être sidérés par la violence, laissés sans voix, fonctions psychiques brusquement suspendues. De la même manière exactement la technique nous sidère, non par sa « violence », bien entendu, mais par ses effets, funestes comme fabuleux, qui procèdent d’inatteignables causes, d’astres lointains. La technique semble surgir de nulle part.

La sidération se manifeste en général par l’abolition de fonctions psychiques supérieures patiemment polies et éduquées au fil des siècles, et notamment ces deux-là en rapport étroit avec notre thème général : la conscience et la raison ; la première parce qu’elle reflue, aussi bien que dans l’action, face aux événements ou aux « péripéties » que la technique provoque ; la seconde parce que les phénomènes techniques émergent de chaînes causales tellement complexes qu’elles deviennent impossibles à remonter vers une vue d’ensemble, comme à l’époque de Descartes où l’exigence, la réalisation technique et l’utilisation pouvaient encore être le fait d’un seul homme.

Par surcroît, la technique ne nous sidère pas seulement de temps à autre, comme face à l’événement, mais elle nous sidère sans relâche. On peut comprendre cet état auto-entretenu si l’on se souvient de ces deux caractères essentiels du système technique : sa puissance et son opacité (l’essentiel de l’argument est métaphoriquement développé dans Le « progrès » révélé par la Photographie (avec Henri Van Lier)). En deux mots, la puissance technique nous « assomme »2 d’effets sans origine claire, qui eux-mêmes produisent de loin et automatiquement d’autres effets, saturant sans cesse la scène d’une réalité « kaléidoscopique », détachée du réel, et donc totalement opaque (L’ère de l’informatisation (1) Automatisation).

Radicalisation

La technique contemporaine paraît ainsi, à un certain degré, inanalysable et donc exposée à la polarisation du jugement et de l’opinion : positive et génératrice de « progrès » pour les uns, asservissante et déshumanisante pour les autres.

Les seconds, trouvant la parole avec peine, pas encore « dé-sidérés », dénoncent pêle-mêle les dégradations environnementales, l’économie de l’attention, la « Submersion » numérique (Bruno Patino), la « Fabrique du crétin digital » (Michel Desmurget), l’ « Enfer numérique » (Guillaume Pitron), les ravages de l’hyperconnexion, le « néo-luddisme » de la disparition de l’emploi humain, les « biais algorithmiques » (Aurélie Jean), les « périls existentiels » (Future of Life Institute) etc. Ces constats sont difficilement contestables et surtout de mieux en mieux partagés, quoiqu’encore assez confusément, par la population générale. L’air du temps semble à nouveau imprégné d’une techno-défiance à laquelle les pouvoirs politiques tendent de répondre avec des législations ad hoc et des discours souvent embrouillés, prenant bien garde de préserver l’activité économique ravitaillée par les « solutions » de la technologie.

Devant la montée de cette techno-défiance, les technoptimistes ne peuvent plus se contenter de faire miroiter les avantages matériels d’un système technique radieux, accepté par tous, « techno-riches » comme « techno-pauvres » (« Fracture numérique » : esquisse d’un concept), sous prétexte d’une « convergence objective d’intérêts » pour tous (Données de santé, chevaux de Troie). Il leur faut maintenant radicaliser leur discours et enjamber les effets factuellement délétères du système en élevant la technique au rang d’une « morale », d’une « esthétique », si ce n’est d’une « religion », d’où elle ne pourra plus être raisonnablement contestée. En voici un exemple.

Manifeste(s)

Le 16 octobre 2023 dernier, le techno-investisseur Marc Andreessen, voix importante de la Silicon Valley, a publié un manifeste intitulé « The Techno-Optimist Manifesto » qui consiste en une apologie sidérante, si ce n’est violente, de la technique, contre cette techno-défiance qui hausse le ton. Ainsi désigne-t-il ses « ennemis », « non pas des mauvaises personnes mais plutôt des mauvaises idées » dit-il, ce que chacun appréciera3 :

Depuis six décennies, notre société actuelle est soumise à une campagne de démoralisation de masse – contre la technologie et contre la vie – sous des noms divers tels que « risque existentiel », « durabilité », « ESG » [ environnemental, social, gouvernance ], « objectifs de développement durable », « responsabilité sociale », « capitalisme des parties prenantes », « principe de précaution », « confiance et sécurité », « éthique technologique », « gestion des risques », « décroissance », « limites de la croissance ».

Cette glorification de la technologie consiste principalement en une lancinante anaphore commençant par « Nous croyons » (« We believe »). Andreessen semble bien ainsi exprimer un point de vue, le « leur », cette figure de style provoque en même temps un effet de vérité illusoire renvoyant implicitement ses « ennemis » à l’obscurantisme le plus endiablé. Ainsi4 :

Nous croyons que tout ralentissement de l’IA coûtera des vies. Les décès qui auraient pu être évités par l’IA dont on a empêché l’existence constituent une forme de meurtre.

Rien de moins ! Ou encore5 :

Nous croyons en la nature, mais nous croyons aussi qu’il faut la dominer. Nous ne sommes pas des primitifs, recroquevillés sur eux-mêmes dans la crainte de l’éclair. Nous sommes le prédateur suprême [ apex predator ] ; la foudre travaille pour nous.

Ce manifeste a l’énorme mérite d’exister et de nous offrir une vue panoramique de l’idéologie associée à cette technologie que nous avons intégrée à notre vie quotidienne et qui structure nos habitus depuis plusieurs décennies. L’opinion technoptimiste sur la technique se radicalise elle aussi, au point que nous craignons d’apercevoir qui se présente derrière ce « Nous » anaphorique6 :

Pour paraphraser un manifeste d’une autre époque et d’un autre lieu : « Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef d’œuvre sans un caractère agressif. La technologie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme. »

Ce « manifeste d’une autre époque », dont Andreessen ne donne ni le nom ni l’auteur – nous allons comprendre cette pudeur – est le « Manifeste du Futurisme » de l’écrivain italien Filippo Tommaso Marinetti publié en 1909 dans le Figaro7. Marinetti n’y parlait pas dans ce passage de « technologie » mais de « poésie », même si son manifeste « poétique » célébrait sans équivoque la fureur technologique, la « beauté de la vitesse » ou encore « la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques », etc. On trouve aussi dans ce « Manifeste du Futurisme » quelques savoureux passages tels que celui-ci8 :

Nous voulons glorifier la guerre — seule hygiène du monde, — le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.

Soutien enthousiaste du régime fasciste de Mussolini, Marinetti, « fou de modernité », parie sur une présence absolue de la machine et, selon les mots de l’historien Jean Marabini, sur un « effacement de l’être humain chez l’homme », qui ajoute9 :

L’image de l’homme à la « volonté d’acier » opposé à son double trop humain sera celle que voudront assumer le Duce. Hitler, Staline et tous les apprentis dictateurs.

Effectivement, Filippo Tommaso Marinetti fit partie, aux côtés du futuriste Mario Carli et de l’agitateur Mussolini, des 119 personnes présentes le jour de la fondation, en mars 1919, des Faisceaux italiens de combat, premier parti fasciste européen de l’histoire contemporaine.

La technique n’est pas incolore. Elle n’est pas une simple application de la science, dont elle hériterait à la fois d’un projet et d’une rationalité neutre et abstraite. « L’initiative de la technique est dans les exigences du vivant » comme rappelait le philosophe Georges Canguilhem. Ainsi, par le choix des problèmes qu’ « elle » se propose de résoudre et par les solutions qu’ « elle » invente, la technique s’enracine toujours dans la manière d’être de quelqu’un (si ce n’est nous-mêmes), et donc dans une axiologie morale et esthétique (ainsi la technique comme « poésie » chez Marinetti ou comme « romance » (sic) chez Andreessen10). À moins que la technique contemporaine ne réponde plus vraiment aux exigences de quelqu’un mais dispose, par le miracle de l’informatisation, de sa propre cause interne, où l’être humain est « effacé », comme l’entendait Jacques Ellul avec son concept de « système technicien » (Jacques Ellul et le système technicien). Nous croyons cependant de moins en moins à cette hypothèse qui procède peut-être d’un moment de sidération.

Une fois qu’on a dit ça…

Mais une fois qu’on a dit ça, « où atterrir ? », pour reprendre l’interrogation du sociologue Bruno Latour. La dé-sidération et la dé-radicalisation sont-elles encore possibles, ou bien les effets cumulatifs (non linéaires dirait le mathématicien) d’une technologie dopée à l’informatique ont-ils déjà rendu le système technique hors de contrôle et indifférent aussi bien à un prosélytisme agressif qu’à la déploration des contempteurs de la « machine » ?

Notons que ces contempteurs de la « machine » manquent encore d’une idéologie positive, d’un manifeste peut-être, et ne conçoivent d’atterrir que sur l’une des trois « pistes » suivantes : 1) l’adoption (au sens proposé par le philosophe Bernard Stiegler11), 2) la « purification » éthique ou écologique, et la régulation ex post, ou 3) le réactionnisme « soft » sous la forme de demandes d’un retour au passé12 (plus lire, moins produire, etc.). Soit dit en passant, ces trois propositions sont simultanément travaillées par les milieux religieux qui semblent pratiquer une sorte de « parallélisme technologique » un peu embarrassé, acceptant comme tout le monde « la réception, passive, d’un changement technique en quelque sorte exogène »13.

Politique

Adoption, éthique et réactionnisme « soft » n’inquiètent en rien les techno-prophètes comme Andreessen, car aucune ne remet en cause la forme-même du système technique, comme s’il n’en n’existait qu’une possible14. Ainsi, tout le monde a admis, sans jamais y avoir consenti, que la technique en général serait cette technique que nous connaissons en particulier. Andreessen a alors beau jeu d’essentialiser les techno-déplorateurs et de les qualifier de « (néo)luddites » (il ajoute aussi « communistes »), c’est-à-dire de briseurs de machines et donc de rêves en général, bref : de sinistres pleurnicheurs.

La fétichisation dé-raisonnable d’Andreessen témoigne aussi d’un climat de tension croissante avec certaines franges de la population civile très concrètement impactées et qui ne disposent que de cette quatrième piste : l’action radicale, sorte de réactionnisme « hard », qu’il s’agisse d’un activisme bien concret mais non-violent (projection de soupe ou collage de mains sur des tableaux de maîtres15, grèves des scénaristes hollywoodiens contre l’IA16 ou chez Monoprix contre les robots17…), d’un activisme plus musclé (assauts contre les méga-bassines18…) ou enfin d’une violence extrême (Unabomber19…). Mais pour quelle alternative technique ? De plus, l’action radicale est affectée d’une sorte de paradoxe puisque son efficacité dépend intégralement de la technologie, comme par exemple des instruments de communication et autres dispositifs sociaux.

Ce climat de tension, exacerbé en retour par un technoptimiste débridé, s’inscrit dans un contexte politique navrant, tout au moins en France. Nous pouvons donc craindre l’utilisation politique de cette faille qui progresse entre les deux camps, la dynamique populiste tenant toujours de celle du cyclone, qui ne naît et ne s’alimente que de différences de températures (la « fracture numérique » est un bon exemple de faille alimentant de tels vortex – voir « Fracture numérique » : esquisse d’un concept).

Il reste toutefois difficile de prévoir comment la politique viendra s’emparer de cette polarisation. La « machine » servirait-elle plutôt la droite et la déploration technique serait-elle nécessairement de gauche ? La technique sape-t-elle la démocratie au profit des autoritarismes ? Le besoin de sécurité et d’automatisation rempli par la technologie, au détriment de la demande de liberté (Génération François Sureau), structure-t-il une nouvelle offre politique inspirée de « modernisme réactionnaire » ou de « romantisme technicisé »20 ? …

Cinquième piste

Désirer c’est cesser de contempler l’étoile, cette mère du ciel – desiderare, de/sidus (astre) –, cet astre qui illumine et subjugue, éblouit et empêche de penser sa vie si aucune séparation ne s’opère.21

Comment « cesser de contempler l’étoile » ? Comment permettre à la conscience et à la raison suspendues de revenir nous « dé-sidérer » pour nous sortir du « los »22 ? L’étymologie nous indique en quelque sorte la voie : la désidération passe par le « désir », qui lui-même se réactive en nous « séparant » de l’astre. Il ne s’agit évidemment pas de nous « séparer » concrètement de la technique (option des réactionnismes hard et soft) mais plutôt de l’objectiver à nouveaux frais, après Heidegger, Ellul, Simondon et autres philosophes d’un XXème siècle bien disparu, dont les représentations coïncident aujourd’hui péniblement avec une technique qui ne s’incarne plus seulement dans des objets, des « devices » ou des « machines », mais qui fait désormais système, y compris avec nos corps (L’ère de l’informatisation (2) Processus). Vaste programme !

A supposer que ce projet soit mené à terme, disons le clairement contre Andreessen aussi bien que contre les fausses pistes, il pourrait ouvrir un cinquième chemin déjà évoqué dans notre post-scriptum à Une lecture de Philippe Descola : une « diversité technicienne » en écho à la « diversité culturelle » célébrée par l’anthropologue. À leur manière, certains milieux religieux ne nous disent pas autre chose23 :

Face aux mutations technologiques, le Souverain pontife a […] mis en garde contre une uniformité technologique, qui ferait fi des cultures propres ».

Mais cette diversité technicienne est-elle seulement envisageable ?

Technique universelle

La technique procède d’un « bricolage » du vivant pour lui permettre de (mieux) vivre dans les conditions qui lui proposées, tant matérielles que culturelles. Elle hérite donc naturellement de la variété de ces conditions, sans compter que comme toute création, elle hérite aussi des seules raisons de son créateur. Quelles forces viennent donc aujourd’hui l’homogénéiser à toute vitesse d’un bout à l’autre de la planète, comme ce même « numérique » pour tous, occidentaux et non-occidentaux, religieux et laïques, droite et gauche, technoptimistes et techno-pessimistes ? Comment ce bricolage a-t-il fini par répondre, apparemment, aux « exigences » de tous les êtres humains ?

L’une de ces forces est peut-être la science elle-même (une autre étant probablement la guerre éternelle), en particulier la science occidentale mathématisée à partir du XVIIème siècle et à laquelle la technique doit son efficacité universelle. Revenons une dernière fois au texte de Georges Canguilhem avec ce passage qui précède tout juste notre incipit (nous soulignons)24 :

[…] l’imperfection technique fournit « l’occasion » de recherches théoriques par les « difficultés » qu’il faut résoudre. La science procède de la technique non pas en ceci que le vrai serait une codification de l’utile, un enregistrement du succès, mais au contraire en ceci que l’embarras technique, l’insuccès et l’échec invitent l’esprit à s’interroger sur la nature des résistances rencontrées par l’art humain, à concevoir l’obstacle comme objet indépendant des désirs humains, et à rechercher une connaissance vraie.

Ainsi la science dériverait des techniques et de leurs obstructions, mais la « connaissance vraie » qu’elle prétend élaborer à partir de tous ces bricolages se retourne au XXème siècle en orientation universelle pour la technique moderne, celle que nous aimons ou que nous détestons. Ainsi la « diversité technicienne » ancrée dans les conditions propres de chacun serait devenue, par la force de la science, une impossibilité. Andreessen peut alors nous dire depuis son astre25 :

Nous pensons que la technologie est universaliste. Elle ne se préoccupe pas de votre appartenance ethnique, de votre race, de votre religion, de votre origine nationale, de votre sexe, de votre sexualité, de vos opinions politiques, de votre taille, de votre poids, de votre pilosité ou de votre absence de pilosité. La technologie est construite par des Nations Unies virtuelles composées de talents du monde entier. Toute personne ayant une attitude positive et un ordinateur portable bon marché peut apporter sa contribution. La technologie est la société ouverte par excellence.

Nous comprenons bien l’intention « Benetton » d’Andreessen, qui n’affirme pas tant l’universalité de la technologie – ce qui serait un point de vue rationnel – que celle de l’être humain devant cette technologie pourvoyeuse de tant de bienfaits. Cet universalisme vire donc à l’impératif moral car si la technologie ne se « préoccupe » soi-disant pas de nos différences, le zélateur entreprend de fermement distinguer l’ « ennemi » entrevu plus haut de l’individu « positif » équipé d’un « ordinateur portable bon marché », sorte de missel des temps modernes. Alors, au-delà de la sidération et des formes confuses de la radicalisation, ne voit-on pas poindre une véritable « religion » de la technique ? Ainsi, les technoptimistes ne perdront pas leur temps à argumenter auprès des techno-râleurs. Il leur suffira de les excommunier.


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Lectures complémentaires

Philippe Trouchaud « Déplore l’absence de réflexion sociétale et collective autour de ce que pourrait être le progrès, notamment technologique ». Le progrès serait ainsi menacé et doit redevenir « désirable ». Cette tribune témoigne bien de la tension croissante vis-à-vis de la technologie, exacerbée depuis fin 2022 par les discours particulièrement clivés, aussi bien alarmistes que dithyrambiques au sujet de l’« IA » générative.

Voici un article passionnant sur la fameuse « affaire Sam Altman », du nom du dirigeant de qui a été évincé de OpenAI le 17 novembre, embauché par Microsoft le 20 novembre, et enfin réintégré à la tête de OpenAI le 22 novembre. Alexandre Piquard revient sur les raisons de long terme de cet événement et souligne les fractures idéologiques, au sein même du monde la tech, qui ont conduit à cette mini-saga. Ainsi :

[…] un autre front s’est ouvert, créant progressivement un schisme au sein même des apôtres d’une « superintelligence bénéfique » : des néologismes sont apparus pour distinguer les plus « catastrophistes » (« doomers ») des plus « techno-optimistes » ou bien les « accélérationnistes » (partisans de hâter les recherches) des « decels » (décélérationnistes). Même au sein d’OpenAI se sont formées des « tribus », avait reconnu en interne M. Altman en 2019, selon The Atlantic.

Schisme, apôtres, tribus… Sommes-nous prêts ?


1. Georges Canguilhem – 1937 – Descartes et la technique
2. Ce terme est employé dans GPT-3, LaMDA, Wu Dao… L’éclosion des IA « monstres » dont voici l’extrait en question : « Le progrès numérique procède souvent ainsi : il assomme. Étymologiquement, l’idée qui domine est celle d’une masse qui s’abat de haut en bas et écrase sans rémission ce qui est placé en dessous. On comprend donc, par exemple, que « assommer » ait pu signifier « charger complètement une bête », c’est-à-dire l’accabler en l’écrasant d’une charge. »
3. Marc Andreessen – 16 octobre 2023 – The Techno-Optimist Manifesto – « Our present society has been subjected to a mass demoralization campaign for six decades – against technology and against life – under varying names like “existential risk”, “sustainability”, “ESG”, “Sustainable Development Goals”, “social responsibility”, “stakeholder capitalism”, “Precautionary Principle”, “trust and safety”, “tech ethics”, “risk management”, “de-growth”, “the limits of growth”. »
4. Ibid.3 : « We believe any deceleration of AI will cost lives. Deaths that were preventable by the AI that was prevented from existing is a form of murder. »
5. Ibid.3 : « We believe in nature, but we also believe in overcoming nature. We are not primitives, cowering in fear of the lightning bolt. We are the apex predator; the lightning works for us. »
6. Ibid.3 : « To paraphrase a manifesto of a different time and place: “Beauty exists only in struggle. There is no masterpiece that has not an aggressive character. Technology must be a violent assault on the forces of the unknown, to force them to bow before man.” »
7. Wikipédia – Manifeste du futurisme
8. Le Monde Diplomatique – 2017 – Futurisme
9. Jean Marabini / Le Monde – 8 octobre 1979 – Marinetti, futuriste et fasciste
10. Ibid.3 : « We believe in the romance of technology, of industry. The eros of the train, the car, the electric light, the skyscraper. And the microchip, the neural network, the rocket, the split atom. »
11. Ars Industrialis – Adoption – « L’adoption est le processus d’une individuation, c’est à dire d’un enrichissement, tandis que l’adaptation est une désindividuation : une restriction des possibilités de l’individu. »
12. Etienne Klein / L’Express – 29 octobre 2023 – Dans 250 millions d’années, la Terre sera presque inhabitable (et nous n’y serons pour rien) – « L’idée d’un avenir commun et désirable est ainsi laissée en jachère intellectuelle, en lévitation politique et en déshérence libidinale. Or, ainsi qu’on avait pu le dire de la nature elle-même, le futur a horreur du vide. Il se laisse donc investir par toutes sortes de hantises. Victime collatérale de notre sevrage prophétique, il est devenu difficile à envisager, à dévisager : ne fût-ce que pour 2050, nous sommes incapables de construire un horizon projectif ayant un poids similaire à celui qu’avait l’an 2000 dans l’imaginaire des dernières décennies du XXe siècle. Ce qui explique sans doute pourquoi, en novembre 2018, une vaste étude de la Fondation Bertelsmann réalisée dans cinq pays européens (France, Italie, Allemagne, Espagne et Pologne) a pu froidement révéler que 67 % des personnes sondées préféreraient « vivre dans le passé » (sans que soit toutefois précisé ce que cette expression vague peut bien vouloir dire…). »
13. Michel Lagrée / Presses universitaires de Rennes – 2003 – Religion et technologie : l’exemple du bateau à vapeur en France dans les années 1840
14. Très schématiquement, nul ne conteste le processeur ni le panneau solaire en soi, mais seulement l’usage qui en est fait, ignorant le fait que la technique arrive toujours accompagnée de nécessités internes, de « surplus » en quelque sorte, que nous appellerons des artefacts (voir aussi Le « progrès » révélé par la Photographie (avec Henri Van Lier)).
15. Art Critique – 25 octobre 2022 – Quand les œuvres d’art se retrouvent au cœur de l’activisme environnemental
16. Le Monde – 27 septembre 2023 – Après cinq mois de grève à Hollywood, les scénaristes de retour au travail
17. J.-F. Roubaud / Nice Matin – 29 avril 2021 – Les salariés de Monoprix en grève contre les robots à Nice
18. Rémi Barroux / Le Monde – 27 mars 2023 – Mégabassines : le mouvement de contestation veut irriguer les luttes locales et s’organiser internationalement
19. Wikipédia – Ted Kaczynski
20. Mark Hunyadi / Le Temps – 23 septembre 2018 – La technophilie des nazis
21. Dominique Besnard / VST – Vie sociale et traitements 2014/4 (N° 124), pages 123 à 124 – 2014 – Désir
22. Soit dit pour mémoire, la sidération provoque l’interruption du temps et donc du langage. La technique installe un « éternel présent ». Ainsi « Il n’y a pas de consentement à ce que le sujet devienne objet, car il n’y a pas la dimension d’un devenir : l’entrée dans le los, c’est l’interruption de tout devenir. » ou encore : « Le type de lieu où choit cet objet chu, est un lieu qui évoque la caverne de Platon, un lieu où il n’y a plus de couleurs, de lignes, de contours, où les objets cessent d’être découpés. De même, le temps n’est pas découpé par un rythme qui fait pulser ce que nous appelons la vie. », etc. – Alain Didier Weill / Insistance 2012/1 (n° 7), pages 55 à 59 – 2012  – Sidération, désidération
23. Olivier Bonnel / Cité du Vatican – Février 2023 – Les nouvelles technologies, un défi persistant pour l’homme contemporain
24. Ibid.1
25. Ibid.3 : « We believe technology is universalist. Technology doesn’t care about your ethnicity, race, religion, national origin, gender, sexuality, political views, height, weight, hair or lack thereof. Technology is built by a virtual United Nations of talent from all over the world. Anyone with a positive attitude and a cheap laptop can contribute. Technology is the ultimate open society. »

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