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La croyance que rien ne change provient soit d’une mauvaise vue, soit d’une mauvaise foi. La première se corrige, la seconde se combat.
Friedrich Nietzsche – Fragments posthumes
Certains projets des grands « vassaux » du régime technique (comme Elon Musk, vassal spécial) visent à exploiter notre cerveau, sous prétexte qu’il s’agirait d’une machine de traitement de l’information pouvant être intégrée à l’environnement naturel digital, l’infosphère, comme un vulgaire « device ». Voici donc une proposition à laquelle nous sommes tous préparés à croire : le cerveau est un ordinateur. Certains chercheurs et penseurs contestent cette vision mais sans pouvoir encore proposer de réelle alternative. Alors, en attendant l’action objectivante d’une hypothétique « science des organismes », que pouvons-nous dire et éventuellement opposer à ce sujet ? Comme à cette habitude prise en brousse, partons du lieu d’origine de la « mauvaise foi ».
Préambule au sujet du « régime technique »
Le régime technique détermine nos systèmes économiques et politiques mais il n’est jamais la cible des contempteurs de ces systèmes. Pourquoi une telle anomalie ? Peut-être, telle la lettre volée d’Edgar Poe, le fait est-il si évident qu’on ne le voit plus ? Ou bien le système technicien est-il devenu complexe au point que seuls des experts peuvent le comprendre ? Quoiqu’il en soit le régime technique semble doté d’un système immunitaire qui emploie plusieurs tactiques.
Tout d’abord, il produit de l’ignorance comme le céphalopode de l’encre. Ce fait est étudié par l’ « agnotologie »1 :
Il existe une sociologie de l’ignorance, une politique de l’ignorance ; elle a une histoire et une géographie – et elle a surtout des origines et des alliés puissants. La fabrication de l’ignorance a joué un rôle important dans le succès de nombreuses industries ; car l’ignorance, c’est le pouvoir.
Ainsi, par exemple, la (mauvaise) vulgarisation produit-elle de l’ignorance.
Ensuite, la population a un intérêt objectif aux progrès poussés par le régime technique, aux remèdes qu’il propose, notamment en matière de santé, d’énergie, de sécurité ou d’environnement.
Autre « tactique » : les comités d’éthique. Comme nous l’avons souligné ici à plusieurs reprises (par exemple Données de santé, chevaux de Troie) la réflexion citoyenne, qui devrait accompagner dès l’origine tout axe de recherche significatif, est préemptée par la mise en place de commissions d’éthique au sein même des projets de recherche (au passage, la « Convention Citoyenne pour le climat » annonce peut-être une façon nouvelle d’intégrer technique et citoyenneté). Il faut en même temps reconnaître que les grandes recherches techniques sont menées principalement sur fonds privés et n’ont donc que très peu de comptes sociétaux à rendre.
Le régime technique nous conditionne ainsi radicalement tout en restant à l’abri de toute critique : il est évident comme l’air que l’on respire, il vulgarise sans médiatiser, il peut produire de l’ignorance, il propose des remèdes et enfin il délivre sa propre éthique. Il faut immédiatement préciser que « il » se réfère au régime technique en tant qu’ « il » produit naturellement ces effets sans être doué d’intentionnalité. Le régime technique n’est pas un sujet qui complote mais un ensemble d’institutions, publiques et privées, de procédures, de pratiques, de lexiques, de modes d’organisation politiques et économiques déterminés par une technique dominante et persévérant dans l’existence, comme toute organisation, par les émanations doxiques que nous venons d’esquisser.
Nous admettons comme vérité le « cerveau-ordinateur », grâce en partie au discours qui accompagne les œuvres de l’ « intelligence artificielle », nous croyons savoir de quoi le « cerveau » est le nom et comprendre à peu près comment il fonctionne, nous faisons confiance aux chercheurs qui prétendent développer eux-mêmes une pensée « responsable », « éthique » ainsi qu’aux entreprises qui nous proposent des produits cautionnés par des organismes certificateurs (Neuralink d’Elon Musk est en attente de l’agrément de la Food and Drug Administration – nous ne doutons pas du résultat), et enfin nous acceptons / désirons le « cerveau-ordinateur » car il peut être réparé, soigné voire amélioré.
Mais le délicat cerveau est en même temps le dernier « continent » explorable – donc destructible – de notre vaisseau terrestre. Il mérite donc notre plus grande attention.
Évidences
Comme l’a rappelé l’essayiste Georges Zarkadakis dans son ouvrage « In Our Own Image », de tous temps le cerveau a été envisagé comme produisant de la « pensée » selon des principes conformes au régime technique en place : l’hydraulique au 3ème siècle av. J.-C. produit un modèle hydraulique du cerveau, les engrenages des automates à partir du XVème siècle suscitent un modèle mécanique du cerveau, l’électricité et la chimie au XVIIème un modèle électrochimique, les communications au XVIIIème siècle un modèle télégraphique, et enfin la théorie de l’information au XXème siècle un modèle computationnel du cerveau.
Le système de croyances actuel entretient donc cette évidence : le cerveau est un ordinateur. Le neuroscientifique Stanislas Dehaene énonce ainsi : « Nos enfants sont des super-ordinateurs », « Je pense qu’un bon enseignant est un enseignant qui a un bon modèle mental du cerveau des enfants » – inspirant au passage les nouvelles approches pédagogiques de l’Éducation Nationale – ou encore « Nous sommes dotés d’une machine cérébrale qui dépasse les ordinateurs » pour conclure brutalement : « Nous sommes notre cerveau ». Qui cela surprend-il aujourd’hui ? La rhétorique computationnelle et cognitiviste est devenue d’une triste évidence, habitués que nous sommes à utiliser et à dépendre d’artefacts smarts, connectés, intelligents, autonomes … et dont le principe informatique semble pouvoir s’appliquer de façon universelle.
Dans un article limpide, le psychologue Robert Epstein explique qu’il a proposé à de prestigieux chercheurs en neurosciences d’essayer de rendre compte du comportement humain sans utiliser la métaphore du traitement de l’information2 :
Ils n’y sont pas parvenus et lorsque je leur ai poliment rappelé la question plusieurs mois après, ils n’avaient toujours rien à répondre. Ils ont bien vu le problème et ils n’ont pas considéré que mon défi était idiot. Mais ils n’ont pas su proposer d’alternative. La métaphore du traitement de l’information est « collante ». Elle encombre notre réflexion d’un langage et d’idées si puissants que nous avons du mal à réfléchir sans eux.
Le régime technique échappe ainsi d’abord à toute remise en cause par son caractère d’évidence entretenu par une doxa, un ensemble de conventions culturelles, un lexique et un système d’idées.
Vulgarisation : l’exemple du blob
Toute entité externe conçue comme individuée a tendance, par empathie, à être conçue sur le mode d’un être vivant.
René Thom – Esquisse d’une sémiophysique
« Il faut voir comme on nous parle » déploirait le chanteur. Voyons donc comme on nous parle du « blob » pour mieux voir comme on nous parle du cerveau. Le « blob », petit nom de Physarum polycephalum, est une créature fascinante : ni animal, ni végétal, ni champignon il s’agit d’un être unicellulaire qui se développe dans les sous-bois des zones tempérées et qui peut atteindre plusieurs mètres de diamètre3. Le blob, étant constitué d’une seule cellule, n’a pas d’organe différencié (yeux, bouche, système digestif, pattes …) ni donc de cerveau. Et pourtant il se déplace en rampant à la vitesse de quelques centimètres par heure, il « mange » avec appétit des levures, champignons et autres bactéries. Pour obtenir sa nourriture « favorite » ou simplement assurer sa survie il est capable d’ « élaborer des stratégies complexes », d’ « apprendre » et même de « transmettre des apprentissages » (Audrey Dussutour du CNRS). Le lexique tourne à plein régime.
Toutes ces merveilles sont accomplies par le seul « corps » écervelé de ce plasmode à la dynamique si particulière. Son déplacement est en effet provoqué par un mouvement de va-et-vient du courant protoplasmique à l’intérieur du réseau de vaisseaux qu’il projette à la recherche de nourriture. Il laisse sur son passage un mucus qui « le protège contre la dessiccation mais a aussi un rôle répulsif qui lui évite d’explorer deux fois la même piste »4. Avec ceci, nous en savons juste assez pour expliquer sommairement ces fameuses « stratégies complexes ».
Il peut « résoudre des problèmes ». On place un blob (ou plusieurs car les blobs peuvent fusionner) dans un labyrinthe dont l’entrée et la sortie sont garnies de nourriture. Le blob se répand lentement dans tous les recoins du labyrinthe (on rappelle que son mucus lui permet de « savoir » par où il est déjà passé), et il finit évidemment par atteindre l’entrée d’un côté, la sortie de l’autre, et par se régaler. Puis sa structure se simplifie progressivement. Un système de vaisseaux subsiste qui relie l’entrée et la sortie par le plus court chemin. Ainsi, le blob semble pouvoir « résoudre des problèmes »5, « penser sans cerveau »6, etc. Mais la nourriture agit simplement comme un pôle attractif dont le potentiel est diffusé dans le réseau vasculaire. C’est mathématiquement représentable sans avoir recours à une pensée qui résout. De la même façon, une bille lâchée sur un plan incliné va « trouver toute seule » la ligne de plus grande pente ; Un film de savon va « résoudre une équation complexe » en formant la surface minimale reliant un contour quelconque, etc. La nature est ainsi faite de formes qui « résolvent » nos équations et nos problèmes sans le moindre cerveau (c’est bien le moins puisque ces équations sont l’une de nos représentations du monde). Physarum polycephalum est même un excellent ingénieur ferroviaire. Des flocons d’avoine sont placés sur une carte représentant les villes principales autour de Tokyo ; le blob finit par les absorber toutes en formant un réseau de vaisseaux ressemblant étrangement au réseau ferroviaire optimisé par les ingénieurs japonais … Quelle étrange expérience.
Il peut « apprendre » et « transmettre son apprentissage ». De quoi s’agit-il ? Le blob a horreur du sel comme de son propre mucus. Lorsque du sel est placé sur un pont qui mène à sa « nourriture favorite », progressivement – l’expérience dure plusieurs jours – le blob dépasse sa répulsion et traverse le pont de sel. Il faut bien manger… L’expérience est réitérée et chaque fois le blob traverse le sel plus rapidement : c’est de l’ « apprentissage » dit le vulgarisateur7, c’est de l’ « habituation » dit aujourd’hui plus prudemment le chercheur. Mieux encore, un blob ayant « appris » peut transmettre à un blob « naïf » (!), via un vaisseau qui s’établit entre eux, son indifférence au sel. Le blob dit naïf traverse alors le pont de sel comme s’il avait appris seul à le faire. Mais comment est-il possible d’ « apprendre » et de « transmettre son apprentissage » sans « cerveau » ? Quelle information ont échangé ces deux blobs ? Que se sont-ils dit ? Évidemment pas grand-chose : les chercheurs se sont simplement rendus compte que la concentration en sel du blob augmente progressivement au cours du fameux « apprentissage »8. En ingérant du sel, le blob minimise en quelque sorte une différence avec son environnement immédiat et le blob naïf a simplement reçu de son congénère une bonne dose de sel.
Nous avons pris l’habitude (comme le blob salé …) du vocabulaire issu de notre régime technique et ne pensons plus qu’en ses termes, à l’instar des neuroscientifiques défiés par Robert Epstein. Le très simple exemple de Physarum polycephalum devrait nous rendre prudents lorsqu’il s’agit de notre propre cerveau. Peut-être faut-il aussi chercher des métaphores à base de billes qui roulent, de films de savon, de potentiels et de minimaux… et dégager tout concept issu des théories de l’information et de la communication. Mais ce n’est pas si simple.
Ignorances
A la métaphore du « cerveau-ordinateur », Robert Epstein oppose ce principe que nous sondons au fil de nos explorations (Les miroirs du « Je », etc.) :
We are organisms, not computers.
Ce principe est exigeant car le concept d’ « organisme » est complexe. Un organisme possède une organisation interne relative à un environnement qu’il « ingère » partiellement (matériellement et symboliquement) pour s’y emboîter. Cet emboîtement le modifie en même temps que son environnement. Francisco Varela (Francisco Varela l’hétérodoxe) avait traduit ce rapport dynamique sous le terme de « couplage structurel ».
Robert Epstein présente un exemple qui permet de mieux cerner la différence entre l’approche informationnelle et le couplage dynamique. Il s’agit du mouvement du joueur de base-ball qui doit attraper une balle (nous soulignons) :
La perspective du traitement d’information exige que le joueur formule une estimation des différentes conditions initiales de la trajectoire de la balle – la force de l’impact, l’angle de la trajectoire, ce genre de choses – puis qu’il crée et analyse un modèle interne de la trajectoire probable de la balle, puis qu’il utilise ce modèle pour guider et ajuster les mouvements moteurs de façon continue dans le temps afin d’intercepter la balle.
Cette perspective computationnelle exige en effet une séquence d’opérations puisque a) la réalité doit être traduite par le cerveau en informations, b) le cerveau calcule ce qu’il faut faire de ces informations, c) il transmet ses résultats au corps. Mais rien de tel n’est nécessaire pour que le joueur attrape la balle :
McBeath et ses collègues ont donné une explication plus simple : pour attraper la balle, le joueur doit simplement continuer à se déplacer de manière à maintenir la balle dans une relation visuelle constante avec le marbre et le paysage environnant (techniquement, dans une « trajectoire optique linéaire »). Cela peut sembler compliqué, mais c’est en fait incroyablement simple, et complètement exempt de calculs, de représentations et d’algorithmes.
Ainsi, le corps reste dans un rapport dynamique, conforme à son organisation interne, avec son environnement. Ainsi, le blob sans cerveau bouge et s’étire sans rien calculer, simplement animé et dé-formé par des différences de potentiels. Il agit, comme nous, selon son mode propre de couplage. Le cerveau participe indéniablement de ce mode, comme le reste de notre corps, mais d’une façon qui reste toujours à élucider.
Remèdes
Le système technicien, soubassement du régime technique, produit des solutions à des problèmes qu’il engendre souvent lui-même (Jacques Ellul et le Système Technicien). Des moyens considérables peuvent être engagés en échange de la promesse de leur résolution. Le Human Brain Project européen lancé en 2013, doté d’1 milliard d’euros sur dix ans, promettait ainsi de simuler le cerveau humain tout entier in silico et de révolutionner au passage le traitement des maladies dégénératives du cerveau comme Alzheimer (Données de santé, chevaux de Troie). L’ambition de ce projet, comme celui de son homologue américain BRAIN Initiative9 lancé en avril 2013 par le Président Obama, est de « comprendre le cerveau ». Mais que signifie « comprendre le cerveau » ? Et surtout, pour faire quoi ? Commençons par cette seconde question qui conduit à la matrice des arguments de Stanislas Dehaene :
Grâce à une compréhension approfondie de la façon dont notre cerveau fonctionne, nous nous comprendrons différemment, nous traiterons plus efficacement la maladie, nous éduquerons nos enfants plus efficacement, nous serons plus perspicaces en matière de loi et de gestion, nous comprendrons mieux ceux dont les cerveaux ont été façonnés par d’autres circonstances.
Puisque « nous sommes notre cerveau », il est logique que sa « compréhension » doive conduire à nous améliorer, individuellement et collectivement, et à bâtir ainsi une société plus « efficace » et mieux contrôlée. Ce vieux thème n’est plus réservé à la seule science-fiction. Désormais, les scientifiques et les « vassaux » du régime technique croient à la possibilité technique d’aboutir. Les organismes publics et privés investissent des milliards d’euros dans ces projets incontestés car destinés d’abord à nous soigner.
Revenons maintenant à la première question. Pour les neurosciences, « comprendre le cerveau » signifie expliquer comment interagissent nos dizaines de milliards de neurones pour produire notre « comportement ». Après plus d’un siècle d’observations, nous en savons déjà beaucoup au sujet du cerveau, de sa structure et de ses principes. Il paraît naturel que nous arrivions tôt ou tard à expliquer causalement un comportement à partir d’un état de cette structure complexe, voire à induire ce même comportement en reproduisant ce même état. Mais il y a de nombreuses objections à ce dessein. En voici deux qui nous semblent importantes.
Premièrement, il faut d’abord s’entendre sur ce que « comportement » veut dire. S’il s’agit des manifestations physiques de notre corps (mouvements, sons…), on doit admettre qu’il existe des liens de causalité organiques entre l’activité cérébrale et, par exemple, l’activité musculaire. A ce titre, le cerveau est un simple organe dans un organisme, comme le cœur ou le foie. Mais le comportement doit aussi, selon les neuroscientifiques, « inclure tous les processus cognitifs internes et sophistiqués » comme les émotions, les jugements, l’intelligence, la conscience… Il ne s’agit plus d’une causalité physique, accessible aux méthodes classiques de la science, mais d’une pseudo-causalité interne à nos systèmes de représentation. Il s’agit ainsi d’identifier quelle activité électrochimique des neurones provoque la « conscience », sous-tend la « mémoire », établit la « dépression » … c’est-à-dire, point essentiel, conduit le chercheur à sélectionner, dans un langage préexistant aux neurosciences, le mot décrivant le mieux le comportement observé. Au plan méthodologique, il serait à peu près équivalent d’observer quelqu’un « danser » et d’en déduire que cette personne est « heureuse ». Ce qui est « vrai » dans un contexte culturel donné peut s’avérer « faux », voire sans signification, dans un autre. La danse peut être assimilée à une possession dans un autre contexte où le concept même de bonheur n’existe pas ou se décompose en une myriade de nuances inconnues gi. Il en va de même pour la « danse » des neurones, qui peut être interprétée dans un langage totalement inadéquat dans tel contexte ou pour tel individu. Notre langage, seul à même de sélectionner un « comportement », est une convention que l’on pourrait dire fondée sur notre ignorance millénaire de la mécanique du cerveau : il n’a aucune chance de convenir pour décrire scientifiquement un comportement associé à un état chimique ou électrique du cerveau.
Deuxièmement, comment représenter l’activité de dizaines de milliards de neurones ? C’est le défi principal que l’initiative américaine BRAIN ou le Human Brain Project européen se sont lancé en 2013. Si l’on se figure, comme le prescrit notre régime technique, le cerveau comme une machine à traiter de l’information, alors la méthode doit consister a) à faire l’inventaire de ses types de composants élémentaires (types de cellules) comme on le ferait d’un circuit électronique (transistors, diodes, etc.), b) dresser le plan des connexions à toutes les échelles, que l’on appelle le « connectome » , l’équivalent du génome pour les gènes. Cette recherche nécessite de collecter et d’analyser de gigantesques volumes de données acquises à l’échelle micrométrique par l’observation en temps réel de l’activité cérébrale, telles des vidéos d’une définition inouïe. Si la collecte n’est affaire que de puissance technique et ne soulève pas d’objection théorique, l’analyse en revanche devrait être œuvre humaine pour conduire à des théories manipulables (l’intelligence consiste en bonne partie à filtrer puis à réduire les signaux disponibles en « proxies » simples et efficients comme une théorie ou un langage). Or, ces projets génèrent une telle masse d’informations que l’analyse et la réduction en concepts n’est déjà plus humainement faisable. Il est alors nécessaire de faire confiance à des réductions mathématiques automatiques et à des systèmes d’intelligence artificielle. On cherche à accomplir cet exploit un peu absurde de disposer d’une réplique numérique de l’activité cérébrale aussi détaillée qu’un cerveau réel mais sans grande utilité10 :
Comme dit le neuroscientifique allemand Olaf Sporns : « les neurosciences manquent encore largement de principes et d’un cadre théorique permettant de convertir des données corticales [ brain data ] en connaissances fondamentales ». Malgré l’énorme accumulation d’observations, notre compréhension du cerveau semble engagée dans une impasse.
Mimer n’est pas expliquer.
Ethique
Bien entendu, les projets européens et américains embarquent leurs propres sections dédiées à l’éthique. Ainsi (extrait de BRAIN Initiative) :
Parce que le cerveau est la cause de notre conscience, de nos pensées les plus intimes et de nos besoins humains les plus fondamentaux, les études mécaniques du cerveau conduisent déjà à de nouvelles questions sociales et éthiques. La recherche sur le développement du cerveau peut-elle être utilisée pour améliorer le développement cognitif dans nos écoles ? Dans quelles circonstances la compréhension mécaniste de la dépendance et d’autres troubles neuropsychiatriques devrait-elle être utilisée pour juger de la responsabilité dans notre système juridique ? Les litiges civils, impliquant des dommages-intérêts pour la douleur et la souffrance subies, peuvent-ils être éclairés par des mesures objectives des états liés à la douleur dans le cerveau ? Les études sur la prise de décision peuvent-elles être légitimement utilisées pour adapter les campagnes publicitaires et déterminer quels produits sont les plus attrayants pour des groupes de consommateurs spécifiques ?
Notons bien l’étrangeté de ces questions étayées sur l’ « évidence » que « nous sommes notre cerveau ». Si nous pouvons mesurer ce que nous sommes en le commensurant à notre état cérébral, alors elles relèvent toutes d’une sorte de « note de crédit social » à la chinoise (Chine et IA : impérial !). Par conséquent la seule question véritablement éthique est la suivante : faut-il admettre que notre comportement est mesurable ? A la limite cette question « éthique zéro » : que doit-on accepter de ces recherches ? Voici un bon sujet pour une Convention Citoyenne.
Prémisses d’une inflexion
Mais la science progresse et commence déjà à saper les fondements de notre régime technique. En voici deux rapides illustrations.
En octobre 2005, le psychiatre J. Allan Hobson publiait un article intitulé « Sleep is of the brain, by the brain and for the brain ». Mais cette vision cognitiviste du sommeil est aujourd’hui battue en brèche11 :
Les résultats suggèrent qu’une fonction très fondamentale du sommeil – qui sous-tend peut-être un réseau d’autres effets – est de réguler le processus biochimique d’oxydation, par lequel les électrons individuels sont « clipsés et déclipsés » des molécules pour servir à tout, depuis la respiration jusqu’au métabolisme. Les chercheurs laissent entendre que le sommeil n’est pas seulement du ressort des neurosciences, mais qu’il est plus profondément ancré dans la biochimie qui unit le règne animal.
L’étude de la privation de sommeil chez les mouches montre que des changements létaux sont induits non pas dans leur minuscule cerveau mais dans leurs intestins. Ainsi :
Les mouches qui ne dorment jamais et leurs boyaux enflammés nous rappellent que le sommeil est profondément une expérience du corps entier, et pas seulement une fonction de l’esprit et du cerveau.
Le sommeil et sa privation ont bien entendu des effets du cerveau mais ne sont pas plus des fonctions du cerveau que la résolution de labyrinthes une compétence des blobs. Une deuxième recherche, également très récente et passionnante, montre que la « peur » et l’ « attention » (termes de notre vocable comportemental) sont très fortement corrélées au rythme cardiaque12. Le cerveau et le cœur collaborent étroitement sans que nous en ayons conscience.
Les travaux scientifiques se multiplient qui montrent que l’intelligence, la conscience, les émotions … sont incarnées et loin d’être localisées dans le cerveau. Citons à nouveau Robert Epstein :
Si nous pouvions disposer d’une image des 86 milliards de neurones du cerveau et simuler l’état de ces neurones dans un ordinateur, cet énorme schéma ne signifierait rien en dehors du corps auquel ce cerveau appartient.
Nous ne devrions pas être surpris que le blob ne possède pas de cerveau et manifeste pourtant des « comportements » que nous ne savons qualifier que de « complexes » ou « stratégiques ». Il est, comme tout être autonome, un organisme qui interagit directement avec son environnement et organisé en conséquence.
Le cerveau autrement
Tout ce qui suit, brève réponse au défi lancé par Epstein, n’est que pure spéculation…
La paléontologie nous indique que la première structure cérébrale est apparue dans des vers il y a 500 millions d’années. Les vers inaugurent un type d’organisation anatomique en tissus et organes spécialisés provenant de l’un des trois feuillets embryonnaires : endoderme, mésoderme, ectoderme. L’humain se développe selon le même principe. Chaque espèce « interprète » et développe ces feuillets embryonnaires selon son propre matériel génétique tout en suivant un schéma similaire : l’endoderme forme la base des organes internes (parois du tube digestif – hors extrémités –, des glandes annexes – foie, pancréas, vésicule biliaire – appareil respiratoire), le mésoderme celle du squelette et de la musculature et enfin l’ectoderme, feuillet le plus extérieur, la peau ou la carapace, les dents, le nez, les oreilles et … le système nerveux.
Le mathématicien français René Thom a cherché à faire l’inventaire, avec sa théorie des « catastrophes », des différentes formes naturelles possibles, de leurs déploiements et de leurs trajectoires. Il a en particulier appliqué ses travaux aux formes vivantes, à la morphogénèse et au développement embryonnaire que nous venons d’esquisser. Ainsi, le système nerveux est une forme apparue depuis l’ectoderme, le feuillet destiné à former le bord ou l’enveloppe de l’organisme, à la fois la « carapace » contre les prédateurs et l’interface d’échange avec l’environnement (ingestion, expulsion). René Thom fait alors cette observation saisissante, point de départ de notre réponse13 :
Le vertébré a pris le risque de renoncer à cette ligne Maginot, l’exosquelette ; il l’a remplacé par une carapace de douleur virtuelle.
Le cerveau est ainsi replacé au bord de l’organisme et participe de sa « carapace », c’est-à-dire de sa protection en tant que proie : mouvements réflexes du nouveau-né puis élaboration progressive de stratégies de mouvements corporels et, surtout, d’anticipation par re-jeu de ces stratégies (pensée consciente). Le système nerveux n’est pas un exosquelette inerte – un blindage – mais un exosquelette « actif », donc plastique, et qui participe de l’histoire singulière de l’organisme qu’il « protège ». Le cerveau prend ainsi la « forme » des expériences du corps comme la carapace garde la trace des chocs et des contacts et il « indique » au corps ce qu’il doit faire dans chaque situation singulière en fonction de ses « cicatrices », ce qui fait dire à Bernard Andrieu en écho à Robert Epstein14 :
Le cerveau a une chair singulière pour chaque corps humain.
Nous pouvons ainsi nous re-présenter le cerveau autrement que comme un ordinateur manipulant de l’information, des données, des règles, des algorithmes, des symboles, des lexiques, etc. ou une « machine cérébrale » qui stocke en mémoire, extrait et traite. Le cerveau peut être envisagé comme la « carapace » active d’un seul corps. Un organisme ne préexiste pas à un environnement et n’arrive pas équipé d’une machine qui calcule son adaptation. L’organisme « s’emboîte dans un milieu déterminé »15 et son cerveau-carapace est à l’interface de cet emboîtement permanent dont il conserve et rejoue les traces (ce qui nécessite d’ailleurs une activité constante du cerveau – 2% du poids du corps humain mais 20% de sa consommation totale d’énergie). Le cerveau « résiste » lors de cet emboîtement, confère au corps une « solidité » qui complète celle de l’endosquelette passif. Le cerveau serait ainsi un bord avec des propriétés physiques, pas un centre de traitement numérique. Il resterait à comprendre pourquoi et comment la nature a sélectionné cette structure biologique, de cette dimension, pour mettre en œuvre ces propriétés.
C’est donc à une « physique » de la matière animée que nous pourrions emprunter les métaphores de demain, une « science des organismes » qui pourrait inaugurer un nouveau régime technique « biocompatible ».
Version pdf : 20200711 – Le cerveau est un bord (pas un centre)
1. ↑ Mathias Girel / Journal du CNRS – 5 mai 2014 – L’invention la plus dangereuse de l’histoire
2. ↑ Robert Epstein / Eon – 18 mai 2016 – The empty brain
3. ↑ Audrey Dussutour / CNRS – 21 décembre 2016 – Le « blob » : capable d’apprendre… et de transmettre ses apprentissages
4. ↑ Wikipédia – Physarum polycephalum
5. ↑ Alex Horton / Washington Post – 17 octobre 2019 – The ‘blob,’ a brainless mystery organism that can solve mazes, makes its public debut
6. ↑ Pallavi Prasad / The Swaddle – 21 octobre 2019 – Meet ‘The Blob,’ the Slime Mold That Can Think Without a Brain, Eat Without a Mouth
7. ↑ Communiqué de presse national du CNRS – 21 décembre 2016 – Le « blob » : capable d’apprendre… et de transmettre ses apprentissages
8. ↑ Nathalie Mayer / Futura Sciences – 28 avril 2019 – Le blob mémorise sans cerveau en absorbant des substances
9. ↑ The BRAIN Initiative
10. ↑ Matthew Cobb / The Guardian – 27 février 2020 – Why your brain is not a computer
11. ↑ Veronique Greenwood / Quanta Magazine – 4 juin 2020 – Why Sleep Deprivation Kills
12. ↑ Jordana Cepelewicz / Quanta Magazine – 6 juillet 2020 – How Your Heart Influences What You Perceive and Fear
13. ↑ René Thom – 1988 – Esquisse d’une sémiophysique
14. ↑ Bernard Andrieu / Dans Revue internationale de philosophie 2002/4 (n° 222), pages 557 à 582 – Le corps pensant
15. ↑ « L’organisme n’est pas quelque chose qui existe d’abord pour soi et qui s’adapte ensuite. C’est l’inverse : l’organisme s’emboîte chaque fois dans un milieu déterminé » – Heidegger / nrf – 1929 – Les concepts fondamentaux de la métaphysique, monde, finitude, solitude
1 Response
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