Le corps de Cantor (une lecture de Grundlagen)

Temps de lecture : 48 minutes


Ce long article participe de la grande fresque « Puissance & Raison » interrogeant l’ère de l’informatisation et, en particulier, l’hypothèse de la machine « intelligente » voire « consciente ». Le mathématicien allemand Georg Cantor (1845-1918) a publié en 1883 un texte majeur, intitulé « Grundlagen einer allgemeinen Mannigfaltigkeitslehre », qui contribue singulièrement à ce questionnement. En rédigeant cet essai, Cantor ne pensait évidemment pas aux machines informatiques, mais notre lecture quelque peu oblique fait apparaître quelques pistes intéressantes concernant le « propre de l’homme », comme disait François Rabelais, et par conséquent les problèmes posés à une machine qui voudrait lui « ressembler ». Ces éléments nouveaux seront développés dans un second article (à venir prochainement), où il sera question de « niveaux d’intelligence », éclairant d’une nouvelle manière la frontière séparant l’être humain de la machine.

Cette exploration ne vise donc pas directement Georg Cantor ni son œuvre mais ces pistes que nous avons relevées dans Grundlagen, en particulier les curieux motifs du développement par Georg Cantor de sa « théorie des multiplicités », que l’on appellera plus tard la « théorie des ensembles », et du « monstre » qui l’accompagne : l’infini actuel. Nous nous sommes appuyés sur de nombreuses sources, et en particulier sur une étude de José Ferreirós, docteur en philosophie de l’Université de Séville, qui explore les principales motivations extra-mathématiques de Cantor[1].

Comme d’habitude, le présent article est disponible en format pdf.

Avertissement au lecteur mathématicien

Cet article n’est pas mathématique et ne mentionne rien, par exemple, au sujet de l’arithmétique transfinie, de la théorie axiomatique des ensembles et de ses paradoxes, ou de l’hypothèse du continu… En revanche, le mathématicien philosophe (ou le philosophe mathématicien) peut être intéressé par notre retraduction intégrale du texte de Cantor, rendue nécessaire pour les besoins de cette lecture particulière. Cette traduction ainsi que le texte original en allemand sont disponibles sur cette page.


Une lecture de Grundlagen

Infinis

Le mathématicien germano-russe Georg Cantor (1845-1918) a posé les fondations de la théorie mathématique dite « des ensembles ». Cette théorie évoque peut-être quelques souvenirs à certains, notamment en France où elle a fait le lit des fameuses « mathématiques modernes », apparues dans les années 1960-1970 et enseignées dès l’école primaire[2]. Mais quand Cantor développe l’essentiel de ses idées, dans les années 1870-1880, il rencontre une certaine hostilité. En Allemagne, son ancien maître, Leopold Kronecker, se mue en ennemi de tragédie et lui barre l’accès à la prestigieuse Université de Berlin, le traitant de « charlatan scientifique », de « renégat » ou encore de « corrupteur de la jeunesse »[3]. Cantor connaîtra plus tard d’autres défaveurs, plus mesurées mais non moins indignées, de la part de mathématiciens aussi réputés que son contemporain Henri Poincaré et de philosophes comme Ludwig Wittgenstein qui affirmera que les « mathématiques sont truffées des idiomes pernicieux de la théorie des ensembles »[4].

Malgré ces augustes inimitiés, la théorie des ensembles finit par s’imposer et par structurer toutes les mathématiques. Cette théorie fut même adoubée par David Hilbert, grand organisateur du royaume mathématique au début du XXème siècle, qui déclara en 1925[5] :

Du paradis que Cantor a créé pour nous, personne ne doit pouvoir nous chasser.

Que porte donc cette théorie pour avoir suscité de si grands émois, tant extasiés qu’horrifiés ? C’est assez simple : Georg Cantor a osé franchir une démarcation bien présente en Occident, au moins depuis Aristote, en affirmant l’existence d’un infini actuel, ou « authentique » [Eigentlich], et non pas seulement spéculatif ou idéel. Ainsi, avance Cantor, il existe des choses réellement infinies, et il doit donc exister pour les « mesurer » des nombres infinis tout aussi palpables que les nombres habituels. Cantor a réussi l’exploit de leur donner une forme mathématique et de les soumettre aux traditionnelles opérations arithmétiques (addition, multiplication…). Ainsi la théorie des ensembles visait d’abord à établir une raison, en l’occurrence mathématique, pour cet infini authentique que Cantor voyait partout autour de lui.

Tensions

Mais l’infini en tant que tel a toujours été l’apanage du religieux, et sa sécularisation mathématique par Cantor survient dans un contexte où l’Église catholique cherche à préserver son domaine des intrusions de plus en plus audacieuses du rationalisme scientifique[6]. Du côté des mathématiciens, ceci expliquant peut-être cela, on s’est accommodé de l’infini comme d’un horizon vers lequel tendent les constructions mathématiques : ce n’est pas un objet en soi. Il n’y a donc pour eux – comme d’ailleurs pour la plupart d’entre nous – qu’une seule espèce d’infini, absolu et inatteignable, symbolisé depuis le XVIIème siècle par le fameux signe « ∞ »[7], qui ne désigne pas un objet mathématique mais qui signifie plutôt quelque chose comme « etc. » ou « à l’horizon ».

Mais depuis les Lumières s’exerce l’impérieuse poussée d’un esprit humain désentravé, rationaliste et conquérant, qui développe au XIXème siècle un victorieux système scientifique, technique et industriel. Cantor participe bien entendu de cet élan mais, étant lui-même plutôt observant, demeure dans la double contrainte du respect dû au Divin, exigeant notamment d’écarter le principe d’un infini terrestre, et de l’élan de la raison qu’il éprouve comme une évidence : il y a bien de l’infini là, sous ses yeux, qui se prête à des manipulations. « Je le vois mais je ne le crois pas » écrira-t-il au mathématicien Richard Dedekind[8], tel Galilée face à l’évidence : « et pourtant elle tourne » ! Cantor paiera même ses propres transgressions, fondées sur de fermes convictions, d’accès de dépression de plus en plus sévères.

Une lecture de Grundlagen

Cantor publie en 1883, un an avant la première de ses crises dépressives, l’essai fondateur de la future théorie des ensembles, intitulé « Grundlagen einer allgemeinen Mannigfaltigkeitslehre », que l’on peut traduire par « Fondements d’une théorie générale des multiplicités ». Ces « multiplicités » correspondent peu ou prou aux « ensembles » de la théorie mais le terme insiste ici sur les « choses » en tant qu’elles sont d’emblée perçues comme composées et donc mesurables. Ce texte, que nous nommerons ici « Grundlagen », où Cantor mêle mathématiques et philosophie, s’efforce de faire leur place à ses étranges nombres infinis tout en ménageant les doctrines religieuses. Il fraye une étroite voie de passage en s’appuyant principalement sur les ouvertures philosophiques de Spinoza et de Leibniz. Ces nouveaux nombres trouvent ainsi leur place entre le fini (1, 2, 3, etc.) et l’inconnaissable, « le véritable infini ou Absolu, qui est en Dieu ». Cantor nomme ce lieu intermédiaire le « Transfinitum », nouveau territoire mathématique où la raison règle une sorte d’infini terrestre absolument respectueux du Divin car absolument éloigné de Lui.

La lecture de Grundlagen que nous proposons n’insiste guère sur l’infini lui-même (un concept certes fascinant mais peu fécond tant il est difficile d’en dire quoique ce soit) mais plutôt sur l’argument central de Cantor qui tente d’établir sa nécessité ou sa « naturalité » pour forcer l’adhésion des doxas mathématiques et religieuses. En observant cette argumentation, il nous vient une interrogation qui guidera cette lecture : considérant que l’ « invention » de l’infini terrestre est une réalisation de l’être humain, cette invention aurait-elle pu naître d’une machine ? Cette question adressée aux visées transhumanistes est loin d’être accessoire : il nous semble en effet que cet accomplissement-là, en apparence purement intellectuel et rationnel, reste propre à l’être humain et éclaire donc une frontière naturelle entre l’intelligence humaine et l’intelligence algorithmique. Le développement cantorien de l’infini telle qu’il apparaît dans Grundlagen nous apparaît, pour reprendre le vocabulaire contemporain, comme une activité « non remplaçable ». À l’heure où les IA dites « génératives » (ChatGPT et consorts) semblent en capacité de remplacer toutes les activités « génératives » que l’on croyait réservées à l’être humain (rédiger un texte, composer de la musique, dessiner, argumenter…), nous voici en présence d’un sérieux contre-exemple.

Mais pourquoi aller chercher les mathématiques transfinies de Cantor ? L’art, par exemple, n’est-il pas à l’évidence non remplaçable ? Le problème est qu’il à peu près impossible de dire en quoi une œuvre humaine se distingue d’une œuvre algorithmique (Art et IA : balbutiements) ? Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a aucune différence, mais seulement que celle-ci n’est pas dicible. Dans la pratique mathématique, au contraire, la différence est manifeste : l’intelligence humaine s’y caractérise en effet par sa capacité exclusive à créer des concepts et non pas simplement à manipuler les concepts existants[9]. Il devient alors possible de dire pourquoi la création par Cantor du transfini numérique est une œuvre spécifiquement humaine. Une telle théorie ne peut en effet trouver son ressort que dans les affections dimensionnelles du corps humain qui provoquent à leur tour le « sentiment » de dimension. Il faut en quelque sorte percevoir l’infini avant de l’inventer. Cantor en avait bien lui-même bien conscience et trouva un appui essentiel chez Spinoza, qui affirmait[10] :

[…] les décisions de l’âme ne sont rien autre chose que ses appétits, lesquels varient par suite des dispositions variables du corps.

Certains passages de Grundlagen témoignent ainsi du travail des affections du « corps de Cantor », et laissent même apparaître ce que « font » spécifiquement un corps et un intellect humains en prise avec le monde. Nous voici donc, avec cette analyse, en prise avec notre questionnement général au sujet de l’être humain et de la machine.

Pour les besoins de cette lecture, nous avons retraduit intégralement Grundlagen en français (traduction disponible ici), étant peu assurés que les traductions disponibles n’avaient pas été civilisées ni homogénéisées par le lexique de la « théorie des ensembles » réglé ultérieurement. Les extraits de Grundlagen mentionnés ici sont donc tirés de cette traduction et référencés par la mention : « Gr. §paragraphe ».

Plan du texte

Ce texte comporte trois parties.

Dans la première partie (Excès, transgression, méditation), nous nous demandons pourquoi l’être humain ne peut s’empêcher de « bâtir des théories ». En particulier, son cerveau sans cesse en activité a appris à régler ses rapports au monde par l’intermédiaire du « nombre » et, pour faire court, à combler ses désirs avec des nombres toujours plus grands (La preuve par googol (1) Nombres et progrès). Grundlagen est une théorie à la fois née de ce comblement et, ce qui concerne davantage notre propos, au sujet de ce comblement.

Dans la deuxième partie (Le corps de Cantor), nous explorons les inspirations de la théorie cantorienne des multiplicités. Si l’être humain se saisit « dimensionnellement » de la réalité, celle-ci ne se présente pas naturellement sous forme de nombres : Cantor établit une sorte de correspondance entre les « choses » du monde et les nombres qui les représentent. Certaines choses étant réellement infinies, leurs nombres, dits « transfinis », le sont également. Mais il faut bien le « corps » de Cantor pour en être persuadés…

Nous abordons enfin dans la troisième partie (Principes générateurs) l’étonnant démontage par Cantor lui-même du mécanisme de déploiement de ses nombres transfinis. Ce mécanisme semble naturel et donc valable pour toute forme d’activité humaine, y compris l’art.

Puis nous récapitulerons (Homo Mathematicus).


1. Excès, transgression, méditation

Le désir est premier, donc n’attendons pas que la vie soit facile, heureuse pour commencer à l’aimer…
André Comte-Sponville[11]

Bâtir des théories

Cantor introduit son essai mathématique d’une façon plutôt inhabituelle puisqu’il convoque d’emblée la philosophie (Gr. Avant-propos) :

En livrant ces pages au public, je ne veux pas oublier d’indiquer que je les ai écrites en pensant avant tout à deux types de lecteurs : les philosophes qui ont suivi le développement des mathématiques jusqu’à nos jours et les mathématiciens qui sont familiarisés avec les principaux développements, anciens et récents, de la philosophie.

Cantor montre dans Grundlagen qu’une fois admise l’existence des nombres transfinis qui mesurent les multiplicités infinies, ceux-ci se plient sans difficulté aux règles du langage mathématique. Ce langage n’a aucun problème avec l’infini et semble en général neutre et indifférent à ce qu’il représente, qu’il s’agisse de cercles, de courbes, de nombres irrationnels ou d’infini : il « fonctionne ». Mais le mathématicien humain charge évidemment ce langage de ses affects (comme nous-mêmes chargeons de signification nos prothèses technologiques). En l’occurrence, l’existence des nombres transfinis est bien une « affection » du corps de Cantor qui ne naît pas au sein du jeu mathématique (une différence entre l’être humain et la machine se présente déjà). C’est pourquoi Cantor doit la nouer à ce grand réseau philosophique dont on peut dire qu’il institue dans le langage la « norme » commune de nos affects. Dans ce sens, Grundlagen se présente aussi comme un travail de normalisation philosophique des multiplicités infinies.

Cependant, ce ne sont ni les tours mathématiques ni les arguments philosophiques qui rendent Grundlagen remarquable. Cantor semble y pratiquer une autre activité, plus organique et en quelque sorte « préverbale », à laquelle il s’efforce de donner une forme mathématique et philosophique. Cet effort, trahi par certaines hésitations lexicales que nous observerons plus loin, appelle directement cette première question : pourquoi l’être humain éprouve-t-il ainsi le besoin impérieux de développer des théories ?

On peut à juste titre estimer, comme Kronecker, Wittgenstein ou d’autres, que la théorie des multiplicités infinies n’est pas nécessaire, voire fallacieuse. Cantor s’applique donc à lui donner un caractère de nécessité par toutes sortes d’arguments mathématiques et philosophiques. Mais mettons de côté ces arguments et demandons-nous plutôt : pourquoi en éprouve-t-il le besoin au point de s’en rendre malade ? Une lecture oblique de Grundlagen est donc d’ordre quasiment anthropologique : n’y aurait-il pas dans Grundlagen une sorte d’explication (tout au moins de description) de cette propension proprement humaine à bâtir des théories « contre vents et marées » ? Dans une étonnante mise en abyme, Cantor ne bâtirait-il pas une théorie extrémale, car traitant de l’infini, qui expliquerait (tout au moins décrirait) comment et pourquoi l’être humain, et lui seul, a besoin de bâtir des théories ?

Le « propre de l’homme »

Un doute nous saisit cependant à chaque fois qu’il est question de l’être humain en tant que tel. Lors de cette exploration, un article relatant la mort du primatologue Frans de Waal a été publié dans lequel il fut rappelé que « s’il est une question qui agaçait copieusement Frans de Waal, c’était bien « le propre de l’homme » »[12] :

Dans ma vie, j’ai dû voir vingt-cinq propositions sur le propre de l’homme […]. Toutes sont tombées. On perd notre temps. (…) Pourquoi toujours chercher ce qui nous est unique, à nous ?

Mais supposons qu’un extraterrestre scientifique (« ES ») découvre la planète terre et entreprenne d’étudier son biotope. Parmi les espèces vivantes qu’il repérerait, toutes étant certes identiquement caractérisées par leur « intensivité » d’être vivant, l’espèce humaine se distinguerait immédiatement de toutes les autres : traces macroscopiques (routes, édifices, trainées…), curieuses éruptions destructrices de congénères, ravages de son propre environnement, etc. Pour l’ES, il y aurait donc évidemment une nature propre à cette espèce singulière et, en bon scientifique, il procèderait à quelques « dissections » pour la caractériser. Or, Cantor nous apparaît précisément, comme cet ES qui a étudié l’espèce humaine et qui s’est efforcé de disséquer les « mécanismes » étranges et bien spécifiques par lesquels l’être humain voit des nombres partout, apparaissant avec le recul comme le seul être vivant à régler intégralement son fonctionnement social autour du nombre et de la mesure (soit dit en passant, que ce fonctionnement puisse conduire à des désordres n’est peut-être qu’une indication de la pathologie associée, à savoir la démesure).

Dans ce registre, bâtir des théories semble toujours consister à discipliner ce rapport de nature « dimensionnelle » de l’être humain avec le monde extérieur. C’est à cela que Cantor se consacre dans Grundlagen, animé par ses affections corporelles pour l’infini authentique. Mais en s’efforçant d’établir en plus, pour répondre à ses détracteurs, la « naturalité » de son propre rapport dimensionnel avec le monde extérieur, il nous propose, en quelque sorte, le compte-rendu d’une « dissection » de l’être humain qui n’est ni philosophique, ni mathématique.

Excès

Nous n’avons guère échappé à ce mélange de fascination et de rejet que la théorie des ensembles a suscité. Nous-mêmes n’avons jamais vraiment goûté cette théorie ni son cortège de nombres transfinis. Car loin d’être un « paradis », la création de Cantor, aussi virtuose soit-elle, ressort à l’extrême de ce « dépassement-de-soi » (ou « être-en-avant-de-soi ») compulsif qui anime l’être humain et que nous pourrions appeler simplement « excès ». Cet excès, chaque ES le voit bien depuis l’espace. Réalisant une dissection bien réelle cette fois, celui-ci ne mettra pas longtemps à découvrir son origine biologique : un cerveau absurdement puissant. Toutes les civilisations humaines ne sont peut-être d’ailleurs que des versions différentes, parfois sublimes, parfois dramatiques, de ce don particulier de la nature.

Wittgenstein, pourfendeur de la théorie des ensembles, concluait son « Tractatus Logico-Philosophicus » par cette haute morale, assez ignorée de nos jours : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Mais l’être humain en semble bien incapable, unique organisme terrestre forcé par son « hypercerveau » de représenter, sans fin ni finalité apparente, la totalité du réel dans son langage, autrement dit de bâtir des théories. Mais pourquoi et comment s’y prend-il ? Une fois de plus, la dissection opère sur les nombres.

Partons de cette observation simple : les nombres communs que nous utilisons quotidiennement mesurent ce que nous « possédons » et les nombres de la mathématique, sans réelle limite (même avant Cantor), ce que nous « désirons » (La preuve par Googol (2) Nombres et Mathématique). C’est pourquoi entre ces deux étendues de nombres, il n’y a littéralement aucune commune mesure : les premiers sont toujours annihilés par les seconds. Si les mathématiques semblent civiliser cet hubris « désirant », elles fourbissent en même temps les armes de la démesure, tout au moins du perpétuel dépassement de l’avoir. Malgré les apparences, l’implacable réglementation de leur langage n’est pas une tempérance. La pratique mathématique prend plutôt la forme d’une « compulsion ordonnée » (règles, théorèmes, logique…), forme d’ailleurs répandue dans Mundus Numericus par l’algorithme.

Dans le cas de Cantor, l’assaut est clairement maximal car que « désirer » de plus que l’infini ? Cette maximalité entraîne une conséquence fascinante : Grundlagen révèle certes déjà l’excès qui caractérise toute pratique humaine, mais le « désir » poussé ici au paroxysme est en quelque sorte sommé, face à des mathématiciens, philosophes et religieux embarrassés voire agacés, de s’expliquer ou de rendre compte. Cantor doit donc procéder, du moins selon notre lecture, à un démontage rationnel, mathématique et donc incontestable de ce « mécanisme de l’excès », c’est-à-dire de la forme primitive-compulsive de l’articulation « numérique » du corps et de l’intellect chez l’être humain.

Ce démontage qui explique (au moins) l’infini est simple et fascinant. Mais avant d’y venir, nous voulons mieux comprendre ce que fait Cantor quand il fait des mathématiques, c’est-à-dire quand il bâtit des théories.

Fête

Une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d’un interdit (Freud – Totem et tabou).

Si l’excès imprègne toutes les formes possibles de l’activité humaine (les sciences, l’art, la guerre, la technique, la consommation … les mathématiques), la fête en est l’une de ses manifestations les plus typiques et il nous semble que l’invention mathématique s’y apparente et se meut comme elle dans cet « espace de l’ambivalence » relevé par Freud[13] :

[ La fête ] est négation de la Loi et en même temps affirmation de son indispensable présence. […] Dans ces fêtes, le « déchaînement des instincts » est circonscrit dans un cadre spatio-temporel préétabli par la société ou le groupe. La transgression aboutit ainsi à un renforcement de la soumission et de la dépendance puisque, en définitive, son ordonnancement relève de la Loi.

Mais si nous distinguons bien dans le travail de Cantor, en effet, ce « déchaînement des instincts », déchaînement civilisé puisqu’il « relève de la Loi » mathématique (il y a bien des mathématiques tout à fait rigoureuses dans Grundlagen), la Loi existante, stipulant par exemple que l’infini actuel n’est pas un concept mathématique, sera au bout du compte amendée : après la « fête » cantorienne, rien ne sera plus pareil et la théorie des ensembles s’imposera à tous.

Les mathématiques auraient-elles ainsi progressé ? Bien évidemment ; mais la « Loi de l’excès », par laquelle tout désir doit se sublimer en possession nouvelle, numériquement attestée, reste immuable. Les mathématiques ne transgressent en quelque sorte qu’elles-mêmes et c’est ainsi qu’elles progressent. La technique procède d’ailleurs identiquement avec l’ « innovation », qui met en scène la transgression et la « disruption » d’un monde existant mais qui perpétue, obéissant à un discours normatif bien rôdé, cette même Loi de l’excès. Ainsi, comme disait Tancredi Falconeri, personnage du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « pour que tout reste comme avant, il faut que tout change ». Ce pourrait être la loi-même du progrès, à laquelle semble répliquer le « bon sens » religieux par une contre-maxime : pour que tout reste comme avant, il faut que… rien ne change !

Cortex

L’espèce humaine semble ainsi soumise à cette Loi de l’excès et, comme l’ES, nous soupçonnons une spécificité cérébrale qu’il convient de préciser un peu. Si notre cerveau est relativement gros comparé à celui d’autres espèces (quoique trois fois moins que celui de l’éléphant), dense en neurones (quoique dix fois moins que celui de l’oiseau), il est surtout caractérisé par une « altricialité secondaire », c’est-à-dire une vitesse de croissance et de maturation après la naissance, unique sur terre : le cerveau du nouveau-né pèse le quart de celui de l’adulte à la naissance et près de la moitié six mois plus tard ! Il n’y guère plus vulnérable ni plus frêle que le nouveau-né humain, mais cette disposition physiologique explique aussi…[14]

[…] le potentiel énorme, terrifiant d’une créature dont 75 % de la croissance cognitive se passe en interaction avec les adultes et avec l’environnement.

Ainsi, l’ingéniosité, l’intelligence, la créativité… qui se développent chez la plupart d’entre nous au bout d’une dizaine d’années de maturation et d’interaction avec les congénères, se présentent comme des avantages culturellement valorisés (à juste titre d’ailleurs puisqu’ils nous ont permis de dominer « numériquement » toutes les autres espèces). Mais cela pose en même temps un immense problème, car ce cerveau civilisé essentiellement « post-partum » déploie aussi des activités dont nous n’avons, en tant qu’être vivant, nul besoin évident et qui épuisent une biosphère qui n’est pas prévue pour cela. Cet organe trop gros et trop complexe doit fonctionner sans cesse. Nous en faisons tous, à chaque instant, l’expérience.

Dans cette direction, nous relevons les thèses du philosophe Daniel S. Milo exposées dans son dernier ouvrage intitulé « Good enough ». The Inquisitive Biologist a commenté ce travail dans un article dont voici un extrait[15] :

La recherche de l’excès a donné naissance à des cerveaux imaginatifs qui ont réussi à assurer la survie de tous grâce à la technologie, à l’agriculture et aux soins de santé. Nous y sommes parvenus, mais la pulsion persiste, « nos neurones qui s’ennuient ont soif d’action ». Nous nous construisons donc des problèmes à résoudre, des distractions sans fin dans lesquelles nous nous perdons. La politique, le sport, la cuisine, l’art, la mode, la science, le travail – toute notre culture, toute notre quête d’objectifs sportifs, émotionnels et spirituels. Ce ne sont que des exercices, des boucles sans fin, pour donner un sens à notre vie. Même si nous n’avons jamais été aussi bien lotis, nous continuons à concourir comme si notre vie en dépendait, car sans cela « nous succomberions à l’ennui et au désespoir ».

Méditation

Avec son hypercerveau, l’être humain est ainsi condamné à devoir rechercher à chaque instant la « plénitude existentielle », quête incessante devant mener les plus chanceux, si l’on en croit les coachs modernes, à… soi-même, c’est-à-dire pas bien loin. Nous nous sommes donc interrogés sur le prototype humain opposé, situé à l’autre extrémité du spectre de l’activité cérébrale où l’excès serait à peu près totalement contenu et la théorie cantorienne impossible. S’agit-il du « médiocre », celui qui, au sens que lui prête Milo, serait précisément « good enough » pour survivre sans devoir éprouver le tamis de l’impitoyable sélection darwinienne ? S’agit-il même du benêt dont le cerveau semble à l’abandon, ou du sportif dont le corps semble régner… ? Aux âmes sensibles de l’époque nous précisons que ce spectre n’est pas celui l’ « intelligence », avec d’un côté les imbéciles (mal) et de l’autre les génies (bien), mais bien celui de l’activité cérébrale en tant que telle. Cette activité ne peut véritablement ralentir, voire s’éteindre juste ce qu’il faut sans périr, qu’au prix d’un entraînement d’une extrême rigueur et dont le prototype est probablement la méditation. Cet individu cérébralement opposé au « mathématicien », et donc à l’être humain qui bâtit compulsivement des théories, semble être le méditant.

La méditation Vipassanā[16], l’une des plus anciennes techniques bouddhiques, vise par un intense entraînement mental à percevoir les choses telles qu’elles sont réellement et à observer les sensations qui nous traversent pour mieux nous en détacher. Ce que le professeur de médecine américain Jon Kabat-Zinn a appelé la méditation de « pleine conscience » (« mindfulness ») part de la même façon à la recherche de ce « silence mental » authentique[17]. Autre exemple plus extrême : le sokushinbutsu désigne l’un de ces très rares méditants japonais supposés atteindre un état au-delà de la vie et de la mort. Biologiquement, ces bouddhistes sont décédés et se sont en quelque sorte auto-momifiés[18]. Dans tous les cas, le méditant ne peut accomplir sa pratique de repos cérébral, temporaire ou définitif, qu’au prix d’un retrait social complet. La méditation ne peut donc pas être une pratique d’ « espèce » mais seulement un état individuel d’indifférence et d’équanimité parfaitement voulu. Le méditant doit en quelque sorte vouloir se retirer de sa condition d’être humain (voici une deuxième piste : s’il existe un jour une machine disposant d’une intelligence comparable à celle de l’être humain, celle-ci ne méditera pas).

En dépit des apparences, le mathématicien est donc bien l’inverse d’un méditant : il est l’être humain « à nu ». Il dispose du même cerveau mais il cède à tous ses excès, fête, transgresse, disciplinant toutefois au mieux ses emportements dans un langage logique et rationnel cherchant à tout représenter, à tout dire, et par une conceptualisation compulsive et souvent sans autre objet qu’elle-même.

C’est ainsi qu’apparaissent, dans l’absolu contraire d’une méditation, les nombres du Transfinitum : Cantor observe les sensations qui traversent son corps non pour s’en détacher mais pour s’en emparer dans une théorie.


2. Le corps de Cantor

Nécessité fait Loi

Les travaux de Cantor ont fait l’objet de nombreuses lectures, tant mathématiques que philosophiques, mais ces lectures n’ont jamais dépassé un cercle assez restreint d’initiés. Il faut d’ailleurs souligner le formidable hiatus entre le génial accomplissement de Cantor, non dépourvu d’une certaine esthétique, et son inutilité pratique. L’argument classique de la recherche « pure » qui glorifie la raison humaine, mais qui trouve surtout sa justification sociale dans la possibilité de retombées futures, ne tient pas pour la théorie arithmétique de l’infini. Cette théorie n’a jamais la moindre chance de nous concerner pour la simple raison que l’infini n’est qu’un « concept limite », un horizon que nous ne rencontrons jamais dans la pratique. Tout au plus peut-il occuper notre hypercerveau en tant qu’énigme ou paradoxe.

Depuis Aristote, la tradition mathématique et philosophique a prudemment tenu l’infini dans une position de potentialité, et pendant longtemps seule la religion a pu entretenir un rapport direct et légitime avec ce concept[19]. Pour le légaliste Cantor, l’accueil de l’infini dans le champ conceptuel des mathématiques constituait donc une véritable transgression, un tour de force appelant de grandes précautions et une tension personnelle extrême. Cette épreuve n’a pu être commandée que par une impérieuse nécessité liée, pour ce qui nous intéresse ici, à l’articulation naturelle entre le corps et le cerveau, entre ce que Cantor appelle le monde extérieur [Aussenwelt] et l’intellect [Verstand]. Si cette articulation caractérise le « propre de l’homme », elle doit se manifester dans toute forme d’activité (sport, art, cuisine, philosophie, littérature…), mais les mathématiques semblent avoir la faculté particulière de la sublimer sous forme de Lois. Il s’agit donc d’interpréter ces Lois mathématiques, et surtout leurs raisons d’être, comme autant de traces « anthropologiques » de cette articulation naturelle.

Le nombre-outil

La réalité ne peut être attrapée par l’intellect et par la compulsion de représentation de notre hypercerveau qu’au moyen des nombres. Certes, cette affirmation peut surprendre et sera difficilement recevable pour un artiste, un philosophe ou un constitutionnaliste… qui ne voient éventuellement de nombres qu’à l’horizon de leurs efforts. Mais entre la saisie consciente de la réalité et le nombre se trouvent une multitude de concepts intermédiaires, comme le langage, la logique, les idées, les formes… qui le dissimulent. Notons par exemple que le système technique contemporain, qui grâce aux techniques de l’ « intelligence artificielle » anime désormais nos vidéos, nos photos, nos musiques, notre langage… repose exclusivement sur le nombre et plus précisément sur le bit infime et invisible, ultime réalité aussi insaisissable par nos sens que l’atome.

Au bout du compte, Cantor procède ne peut donc procéder à une saisie intellectuelle de l’infini qu’au moyen de nombres qu’il qualifie de « transfinis » (Gr. §5) :

Ce que j’affirme et que je crois avoir prouvé par ce travail, ainsi que par mes recherches antérieures, c’est qu’il y a, après le fini, un Transfinitum (qu’on pourrait aussi appeler Suprafinitum), c’est-à-dire une échelle illimitée de Modes déterminés qui, par leur nature, ne sont pas finis, mais infinis, mais qui, comme le fini, peuvent être déterminés par des nombres spécifiques, bien définis et distincts les uns des autres.

Mais cette affirmation n’est-elle pas contre-intuitive ? L’infini ne qualifie-t-il pas au contraire ce qui est au-delà de toute possibilité de mesure, un « etc. » impuissant ? Et pourtant, Cantor a réussi l’exploit d’ouvrir le passage dans l’intellect à une infinité de nombres transfinis. Ce succès n’était possible que parce que Cantor discernait, implicitement ou explicitement, que l’appropriation concrète de l’infini ne pouvait se faire qu’au moyen du nombre plutôt que par tout autre concept, peut-être parce que seul le nombre entretient pour l’être humain, en tant que representamen, un rapport direct de vérité avec la réalité.

Ensembles

Mais ceci pose problème : toute la réalité ne se présente pas naturellement sous la forme de nombres – juste objection de nos artistes, philosophes et autres constitutionnalistes… –, observation par laquelle nous approchons maintenant du « corps » de Cantor. Pour comprendre ce point essentiel, il faut s’approcher davantage de Grundlagen.

L’activité mathématique repose en partie sur une opération mentale assez imprécise, dont nous n’avons pas encore trouvé de description claire, consistant en gros à rassembler des « êtres » et à constituer ce rassemblement en un être nouveau possédant ses « modes » propres, pour reprendre le terme utilisé plus haut par Cantor et qu’il emprunte à Spinoza et aux scolastiques. C’est peut-être la répétition incessante de cette opération mentale élémentaire, ainsi que l’identification précise de cette opération chez d’autres auteurs mathématiques, qui a conduit Cantor à devoir la traduire mathématiquement. À force, la réalité apparaît donc à Cantor comme constituée de « choses » que l’intellect analyse pré-consciemment comme des « rassemblements » d’autres « choses ». Ces rassemblements devenant, en tant que tels, des objets mathématiques, Cantor s’efforce de les définir et, surtout de leur donner un nom. Quatre termes différents apparaissent ainsi dans le court passage suivant (Gr. Notes du §1) :

J’entends […] par multiplicité [Mannichfaltigkeit] ou ensemble [Menge], d’une manière générale, toute multitude [Viele] qui peut être conçue comme une, c’est-à-dire toute collection [Inbegriff] d’éléments déterminés qui peuvent être reliés en un tout par une loi […]

Cette remarquable hésitation linguistique préside à la naissance d’un concept fondamental que la future théorie des ensembles fixera une fois pour toutes avec le terme « ensemble » (« Menge » en allemand, « set » en anglais…). Ce concept semble ici encore un peu confus et à peine nommable, mais il apparaît sans aucun doute possible dans la vision intérieure [Anschauung] de Cantor après une longue pratique mathématique.

Nous pouvons être trompés par l’apparente banalité de cet extrait. Le vocabulaire commun parlerait en effet simplement de « chose » que le dictionnaire définit circulairement comme « réalité concrète ou abstraite perçue ou concevable comme un objet unique »[20]. Ainsi, qu’il s’agisse d’un nuage, de la pluie, d’un animal, d’un être humain, d’une fusée etc. chacun de ces choses nous apparaît pré-consciemment comme un tout, une « masse », un « tas » … soit que la pratique et les conventions linguistiques aient ainsi fixé ces perceptions (tout « amas » ayant déjà un nom est perçu comme une chose) soit, réciproquement, que la « dureté » ou la « compacité » immédiate de la perception – affection du corps – nous l’indique d’emblée comme une chose qui doit recevoir un nom. Ainsi, nous semble-t-il, Cantor perçoit « le monde extérieur faisant face à l’intellect » (Gr. §8), comme élémentairement constitué de choses, aussi bien concrètement que dans l’intellect, et dont les mathématiques s’empareront sous le concept d’ « ensemble ». Toute chose est un « ensemble » et perçue comme tel, comme par exemple ce segment de droite :

Étant donné lle caractère universel du concept, il n’est pas surprenant qu’après Cantor toutes les mathématiques purent être rebâtie sur le seul concept d’ensemble, toute chose mathématique, c’est-à-dire tout ce dont les mathématiques peuvent parler, étant en dernier lieu un ensemble. Ainsi ce segment de droite serait en dernier lieu un ensemble infini de « points » plutôt qu’une masse indivisible et inanalysable :

Cette vision paraît naturelle mais ne reste pourtant qu’une indémontrable pétition de principe. Notons au passage l’objection de Wittgenstein qui contestait la « façon dont on parle d’une ligne comme composée de points » alors qu’en fait « une ligne est une loi et n’est pas composée de quoique ce soit ». On pourrait dire que l’hypercerveau est ici à l’œuvre, tentant de tout diviser pour mieux régner, de tout compter, au lieu de prendre, comme le méditant, la réalité telle qu’elle se présente.

Au moyen du jeu de langage des ensembles, la mathématique semble avoir réussi à se détacher du réel, dont elle n’a que faire pour elle-même, tout en restant au plus près de la frontière qui le relie à nous, si bien qu’elle en conserve comme une empreinte, un modèle le plus conforme possible. Mais pour Cantor, la mathématique est davantage qu’une modélisation : elle reste fermement arrimée à la réalité grâce à cette troublante connexion ensembliste. C’est probablement le motif principal qui lui donnera la force de défendre ardemment sa théorie. Ainsi se justifie-t-il dans son avant-propos (Gr. Avant-propos) :

Je suis bien conscient que le sujet que je traite a de tout temps fait l’objet des opinions et des conceptions les plus diverses et que ni les mathématiciens ni les philosophes ne sont parvenus à un accord universel sur ce point. Je suis donc très loin de penser que je puisse avoir le dernier mot dans une matière aussi délicate, aussi exigeante et aussi vaste que celle que présente l’infini ; mais comme j’étais parvenu par de longues recherches à des convictions déterminées sur ce sujet, et qu’elles n’ont pas faibli tout au long de mes investigations, mais qu’elles se sont pleinement raffermies, je me suis senti obligé de les mettre en ordre et de les faire connaître.

Lorsque l’on finit, à force de travail, d’expérience ou d’endoctrinement, par voir toujours le monde d’une certaine manière, intrinsèquement cohérente, c’est-à-dire quand le couplage dynamique corps/esprit (Aussenwelt/Verstand) atteint un optimum « énergétique », rien ne peut nous faire changer d’avis ; cet optimum est en effet un état possible de la « plénitude existentielle », ce soi-même que certains recherchent.

Le nombre-ensemble

Le concept d’ensemble n’est donc pas celui dont Cantor est parti mais plutôt celui auquel il est arrivé dans un vaste mouvement inductif. C’est pourquoi il ne bâtira pas une méréologie un peu abstraite mais une véritable arithmétique des ensembles. En effet, puisque tout existant est rassemblement d’existants plus élémentaires, l’un des modes essentiels de toute chose est le nombre des choses qui la constituent, que l’on peut se représenter élémentairement comme sa dimension ou sa puissance interne. C’est d’ailleurs le seul mode dont la mathématique peut véritablement s’emparer et qu’elle peut légiférer, tout le reste n’étant que de la « logique » c’est-à-dire des manières de parler.

Non seulement tout ensemble (toute chose) a un nombre qui est son nombre d’éléments (son « ombre » d’éléments), mais, dans la vision de Cantor, réciproquement tout nombre est un ensemble (une chose), ou plutôt est identique à la classe de tous les ensembles (toutes les choses) qui sont mesurés par ce nombre (Cantor ne s’intéresse en effet pas du tout aux autres Modes des ensembles, en particulier ceux qui pourraient dépendre de la nature de leurs éléments). Le monde extérieur est ainsi vaguement perçu comme constitué d’ensembles, disciplinés dans l’intellect sous le mode du nombre. Nous voici ici en pleine dissection :

Le mathématicien a ainsi arraché au « monde extérieur » l’unité conceptuelle la plus élémentaire et universelle dont l’être humain puisse parler, l’ensemble, et s’en est emparé dans son jeu de langage arithmétique grâce à son Mode numérique universel[21]. Cantor peut maintenant interroger le monde depuis les seules mathématiques avec des questions un peu étranges comme par exemple : quel est le « nombre » de cet ensemble-segment-de-droite ? Autrement dit : combien y a-t-il de « points » dans cet ensemble ?

Ce sera bien entendu un nombre transfini. L’infini n’est plus seulement un concept religieux ou limite mais le Mode numérique d’ensembles bien concrets. La preuve ? Nous venons de tracer réellement un ensemble infini. Il suffit alors, comme Cantor, de regarder autour de soi pour constater que l’infini est partout.

La raison de Cantor / intra-subjectivité

Pour ses nombres-ensembles transfinis, Cantor a établi sans trop de difficultés des Lois [Gesetz] arithmétiques aussi rigoureuses et cohérentes que celles que chacun connaît pour les nombres finis habituels (Lois de l’addition, de la multiplication, etc.). Nous pouvons en effet aisément concevoir que lorsque deux segments de droite sont juxtaposés, le nombre associé à l’ensemble formé par le segment résultant soit la « somme » des nombres transfinis associés à chacun des deux segments. La somme de deux nombres transfinis (infinis) se présente donc « naturellement »[22].

Malgré cette évidence et la rigueur des Lois mises en évidence, Cantor dut faire face à une ferme opposition de la Mathématique institutionnelle, en la personne de Leopold Kronecker, sorte d’incarnation de l’ennemi intime, ainsi qu’à une méfiance extrême des milieux religieux dont la reconnaissance lui importait tant. C’est pourquoi, tout au long de Grundlagen, Cantor prend bien soin d’accrocher son travail à toutes les branches possibles, tant philosophiques (Platon, Leibniz, Spinoza…) que mathématiques (Bolzano, Weierstrass, Dedekind, Cauchy… et même Kronecker qu’il s’efforce de flatter). La transgression mathématique doit être une fête authentique, pas une tabula rasa. L’essentiel de son argumentaire est exposé dans les quelques pages plus philosophiques du chapitre § 8 de Grundlagen (que l’on peut lire presqu’indépendamment du reste), et il repose tout entier sur cette proposition de Spinoza[23] :

L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses.

De là, nous dit Cantor, l’existence ou la réalité des nombres, tant finis qu’infinis-transfinis, peut être entendue de deux manières.

Premièrement, chacun a fait place à l’idée de nombre et « sent » bien intuitivement en quoi cette idée se distingue de toutes les autres tout en se combinant avec certaines. Les nombres occupent ainsi dans la structure de notre intellect, c’est-à-dire dans l’ « ordre et la connexion des idées », une position particulière. Cette espèce de réalité, Cantor la qualifie d’ « intrasubjective » ou encore d’ « immanente » [intrasubjective oder immanente Realität] ; elle semble ne rien devoir au monde extérieur et ne dépend que des conditions de « vérité » d’un jeu de langage conforme à la structure de l’intellect. Ainsi, en apparence, rien n’interdit au mathématicien d’admettre la réalité intrasubjective de n’importe quelle idée, dont celle d’ensemble réellement infini et donc celle de nombre transfini, pour peu que le jeu de langage reste cohérent (Gr. §8 – nous soulignons) :

Les mathématiques sont entièrement libres dans leur développement et ne sont liées qu’à la considération évidente que leurs concepts sont à la fois non contradictoires en eux-mêmes et qu’ils entretiennent des relations fixées, ordonnées par des définitions, avec les concepts précédemment constitués, déjà disponibles et éprouvés. […] l’essence des mathématiques réside précisément dans leur liberté.

Il n’y aurait pas de raison de s’opposer à leurs développements puisque les mathématiques seraient libres dans le domaine de l’intrasubjectivité ; elles pourraient donc faire leurs petits arrangements avec l’infini sans déranger quiconque. Mais l’argument est insuffisant car ce que Cantor appelle « leurs concepts » propagent des fronts d’onde dans toute l’intrasubjectivité, c’est-à-dire dans tous les domaines, et peut donc modifier la structure-même de la conscience, ce « proxy » nécessaire à ce que l’on appelle, sans jugement ici, la « domination de l’homme par l’homme ». Ceci est dit un peu rapidement mais on aperçoit la menace pour le religieux, le philosophe ou le politique, qui ne peuvent pas totalement concéder un petit territoire potentiellement subversif au seul mathématicien, quand bien même il serait méticuleusement organisé et intrinsèquement cohérent.

La raison de Cantor / trans-subjectivité

Cantor le sait bien, mais son « corps » résiste pourtant et établit « physio-logiquement » un lien d’existence et de conditionnement mutuels entre nombre et ensemble, amas, multiplicité ou chose… lien phénoménologique qui dépasse clairement les mathématiques. Cantor entend ainsi l’existence ou la réalité des nombres, incluant les nombres transfinis, d’une seconde manière qu’il qualifie de « transubjective » ou de « transcendante » (Gr. §8) :

Mais on peut aussi attribuer une réalité aux nombres dans la mesure où ils doivent être considérés comme l’expression ou l’image d’événements et de relations dans le monde extérieur faisant face à l’intellect, et où les différentes classes de nombres (I), (II), (III), etc. sont les Représentants des puissances qui adviennent effectivement dans la nature physique et spirituelle. J’appelle cette deuxième espèce de Réalité la Réalité transsubjective ou encore transcendante des nombres […]

Mais comment l’intrasubjectivité qui se déploie au sein de mathématiques libres, développant leurs idées dans leur coin, vient-elle toujours « comme par hasard » s’accorder avec cette réalité transsubjective ? Puisque l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses, il vient un argument qui repose sur une pure conviction (Gr. §8) :

Ce lien entre les deux Réalités trouve son fondement authentique dans l’unité du Tout, dont nous-mêmes faisons partie.

La réalité mathématique viendrait ainsi nécessairement s’ajuster à la réalité transcendante des choses :

La prétendue « liberté » des mathématiques peinerait cependant s’exercer si la réalité immanente était en quelque sorte contrainte par la réalité transcendante. Mais Cantor, en bon platonicien, considère que par « l’unité du Tout » la réalité se présente d’emblée sous ces deux aspects, sans qu’il y ait besoin de les « ajuster » a posteriori. Si celle-ci se présente à l’intellect par exemple sous forme de nombres, cette apparence a nécessairement une réalité transsubjective et il n’y a donc aucune raison de la rejeter a priori (Gr. §8) :

Il n’est pas nécessaire, je crois, de craindre dans ces préceptes, comme cela arrive souvent, un quelconque danger pour la science ; d’une part, les conditions indiquées dans lesquelles la liberté de former des nombres peut seulement s’exercer sont telles qu’elles ne laissent qu’une marge extrêmement réduite à l’arbitraire ; mais de plus chaque concept mathématique porte en lui le correctif nécessaire ; s’il est stérile ou inapproprié, il se manifeste très vite par son inutilité et il est alors abandonné, faute de succès.

C’est en cela que réside la liberté des mathématiques : parce qu’elles portent en elles leurs propres principes régulateurs elles ne doivent rien s’interdire. Employant un argument que Cantor prêtait à ses détracteurs, et qu’il retourne en définitive pour appuyer sa propre théorie, ces principes régulateurs (Gr. §4)…

… doivent servir à indiquer les vraies limites de l’envol spéculatif et conceptuel des mathématiques, là où il ne risque pas de mener vers l’abîme du « transcendant », là où, comme on le dit avec crainte et dans un effroi salutaire, « tout est possible ».

Dès lors, si le concept d’infini actuel trouve sa place naturelle dans l’intellect parmi les autres concepts, une place claire et réglementée par l’arithmétique, c’est parce que l’infini (ensembliste) existe réellement, transsubjectivement, et en effet pour Cantor il a fini par prendre corps à force de pratique et d’épuisantes observations[24]. Cantor est certes épuisé mais il est confiant, soulignant à juste titre que la transgression qui l’amène aux nombres transfinis n’est pas plus déplacée que celles qui ont conduit ses illustres prédécesseurs aux nombres négatifs, complexes ou irrationnels. Ces aventures ont connu les mêmes hésitations, les mêmes rejets, et finalement les mêmes gloires.

Dissection finale

La perception « physio-logique » du monde extérieur sous la forme d’ensembles conduit ainsi Cantor à former dans son intellect l’idée des nombres transfinis. Les ensembles « infinis » se combinent sous ses yeux, entraînant la valse arithmétique des nombres qui les mesurent. Il s’agit maintenant d’étudier comment l’infinité des nombres transfinis s’organise et quelle est sa structure. Cantor s’emploie à nous l’expliquer avec soin ; Grundlagen prend alors un ton plus mathématique mais vient en même temps chercher des explications, voire des descriptions, fragiles et délicates comme des arabesques, nous laissant à penser que Cantor touche à cette « articulation » mystérieuse du corps humain avec le monde qui lui fait face. Il décrit alors, plus qu’il n’explique, le déploiement des nombres transfinis par le fonctionnement dans l’intellect de deux « principes générateurs » que nous supposons appartenir, dans leur développement complet, à ce fameux « propre de l’homme ».


3. Principes générateurs

Les deux principes générateurs à l’aide desquels […] les nouveaux nombres infinis déterminés sont définis, sont d’une espèce telle que, par leur action combinée, il n’existe plus aucune barrière à la conceptualisation des nombres entiers actuels. (Gr. §1)

Une fois admise l’empreinte du monde extérieur dans les mathématiques sous la forme d’ensembles, les nombres qui les accompagnent et les Lois arithmétiques auxquelles ils obéissent se présentent comme des concepts dérivés mais en quelque sorte naturels, si bien que les arguments cantoriens cernant la structure des nombres transfinis reposent sur une analyse quasi anthropologique de l’articulation de l’intellect (réalité immanente) et du monde extérieur (réalité transcendante) chez l’être humain. Le résultat principal de cette analyse / dissection est la mise à nu de deux « principes générateurs » (associés à un troisième, dit « de restriction », que nous n’aborderons pas ici).

Premier principe générateur

Ce que Cantor nomme le « premier principe générateur » relève de ce que nous avions appelé un « etc.-algorithme » dans Corps et jeux de langage, où « etc. » est le nom de l’algorithme stable, répété, par lequel une forme se dévoile dans l’intellect : prolonger un segment de droite ou, comme Cantor, ajouter « 1 » sans cesse au nombre précédent. Une première section de la « structure transfinie » apparaît ainsi (Gr. §11) :

La série (I) des nombres entiers actuels positifs  trouve sa raison d’être dans l’actualisation et le regroupement répétés d’unités considérées comme identiques ; le nombre  est l’expression aussi bien d’une quantité finie déterminée de ces actualisations successives que du regroupement des unités accumulées en un tout. La formation des nombres entiers actuels finis repose donc sur le principe de l’ajout d’une unité à un nombre existant déjà constitué ; j’appelle ce moment […] le premier principe générateur.

Remarquons la minutie employée pour décrire une opération somme toute très élémentaire : l’ajout de « 1 » à tout nombre « déterminé ». Mais si Cantor développe ainsi méticuleusement certains détails, c’est bien parce qu’il entreprend « travail d’ES » de dégager méthodiquement une base naturelle de l’approche humaine de la réalité. Ainsi, nous lisons ce passage important comme la description d’un fait « anthropologique » plutôt que comme un propos mathématique. Trois propositions importantes apparaissent ici.

Premièrement, Cantor parle de « moment » [Moment] et même, plus loin dans le texte, de « moment logique ». Rappelons que, sauf à devenir « stérile ou inappropriée », chaque idée correspond à une réalité transsubjective. Ce moment est donc moins un moment à proprement parler « générateur » qu’un pas de plus sur l’un des chemins qui mènent à cette réalité[25]. Observons cette analogie profonde entre ce genre de « moment », ou de principe, à l’œuvre dans l’intellect et le mouvement du corps vers l’avant. Le premier principe générateur de Cantor est ainsi la représentation mathématique du mouvement naturel et impérieux du couple dynamique corps / intellect vers l’avant (ou vers l’avenir), mouvement à entendre ici au sens le plus large.

Deuxièmement, Cantor décompose ce « pas de plus » en deux « gestes » élémentaires successifs : l’ « actualisation » [Setzung] qui désigne la réalisation effective du pas supplémentaire tel qu’ajouter 1 à un nombre existant, et le « regroupement » [Vereinigung] qui consiste à considérer le résultat comme un tout achevé et indécomposé, c’est-à-dire un ensemble, un amas, ou un agrégat à partir duquel un nouveau pas sera effectué, car il faut bien à chaque instant repartir de quelque part. Ainsi le nombre n’est pas seulement la « quantité » de pas accomplis ou d’ « actualisations successives », mais aussi leur « regroupement », c’est-à-dire l’ensemble de ces actualisations, un nouveau point de départ[26]. D’une certaine manière, l’actualisation désigne le geste corporel et effectif du mouvement vers l’avant, dont n’importe quel « chose » pourrait se contenter pour avancer (par exemple par simple inertie), tandis que le regroupement désigne le geste intellectuel et réflexif du même mouvement consistant à prendre comme tel, comme un « ensemble », le « point où on est ». Dans Le corps de René Thom (singularités) nous avions appelé « singularité » ce point imaginaire. Le fil ininterrompu de notre conscience est tissé de ces singularités.

Troisièmement, il s’agit d’un mouvement « répété » car portant sur des « unités » [Einheiten] « considérées comme identiques ». Mais que sont donc ces « unités » et comment nous y prenons-nous pour les considérer comme identiques ? Ces « unités » ne sont pas des unités mathématiques telles que « 1 », mais des choses distinguées de la réalité transsubjective (des moutons par exemple) et « considérées », c’est-à-dire envisagées intrasubjectivement, comme « identiques » (à nos yeux chaque mouton est un mouton). Il existe donc une opération par laquelle la chose repérée (le mouton) est ramenée dans l’intellect à une identité élémentaire que les mathématiques désignent par « 1 » :

Problèmes

L’ « anthropologue » Cantor détaille ainsi longuement les bases générales qui fondent la raison d’être des nombres, bases sur lesquelles il s’appuiera pour justifier en droit les nombres transfinis : (1) le moment logique comme expression du mouvement naturel et impérieux vers l’avant, (2) la décomposition de ce mouvement en un double-geste effectif et réflexif, (3) la répétition de ce mouvement fondée sur le repérage d’unités considérées comme identiques. Cette théorie élégante et convaincante ne se décline pas identiquement pour tous les êtres: tout dépend de leur « corps ».

Rappelons que pour l’être cantorien tout est a priori un ensemble (une chose) et perçu comme tel. Il n’y a rien à ajouter à cela : nous sommes au bord du dicible. On peut en effet toujours affirmer qu’un mouton, une montagne, le vent… tout ce pourquoi nous avons inventé un substantif se présente d’abord comme un « amas », sans grand risque d’être contredit. Mais ensuite, comment se passe l’inévitable « décompte », c’est-à-dire où et comment voit-on des unités identiques ? Il y a au moins deux manières de procéder : synthétiquement ou analytiquement.

Synthétiquement, on peut « compter les moutons » afin d’obtenir un « troupeau ». Le geste effectif consiste à faire passer le mouton devant soi et, le cas échéant, à passer le doigt sur une encoche de son bâton de comptage (La preuve par googol (1) Nombres et progrès). Le geste réflexif consiste à considérer tous les moutons déjà passés comme un troupeau provisoire et, le cas échéant, le bâton de comptage comme le « mode numérique » de ce troupeau. Cette première façon de procéder dépend de la Loi par laquelle deux « choses » sont considérées appartenir au même « ensemble ».

Analytiquement, on peut considérer le mouton lui-même comme un agrégat achevé et vouloir déterminer son nombre, le « dénombrer ». Nous constatons alors qu’il y a autant manière de faire que de manières de « découper » ce mouton en unités identiques. On peut par exemple le peser, compter ses atomes, ses os, son âge… et chaque fois la méthode, le « chemin » et le résultat sont différents. Là encore, une Loi est nécessaire.

Ces deux méthodes de dénombrement de la réalité montrent que le résultat dépend d’une Loi qui doit s’accorder avec les possibilités concrètes de l’être qui compte et de son intention (il n’est donc pas certain qu’une machine puisse compter de la même façon qu’un être humain). On peut accorder que chaque chose est intrinsèquement un ensemble, un amas ou un agrégat (de toute façon cela peut à peine être dit, donc contredit). Mais considérer, comme semble l’affirmer Cantor, que toute chose dispose, au prétexte qu’elle est un ensemble, d’un mode numérique en elle-même n’est selon nous guère recevable. Ce mode particulier n’existe que pour un organisme organisateur donné, dans certaines conditions et pour un certain objectif. Ainsi, nombrer un ensemble (une chose) exige toujours un cheminement, ou une méthode, qui dépend en quelque sorte des possibilités de mouvement du corps (et de ses prothèses techniques) dont dispose l’être qui mesure[28]. Revenant quelques instants sur Wittgenstein, pour qui « une ligne est une loi et n’est pas composée de quoique ce soit » et n’est donc pas nombrable, il n’empêche que cette loi dépend bien d’un législateur : l’être qui institue cette ligne en chose.

C’est pourquoi, si le premier principe générateur n’est pas propre à l’homme et pourrait bien s’appliquer à d’autres organismes, la « trajectoire » qu’il détermine dépend d’une manière de se mouvoir propre à un certain corps articulé à un certain intellect. Cette lecture du premier principe générateur de Cantor nous ramène au concept d’ « énaction » exposé dans Francisco Varela, l’hétérodoxe[29] :

[L’énaction fait face] au problème de comprendre comment notre existence, la pratique de notre vie, est couplée à un monde environnant qui apparaît empli de régularités qui à chaque instant sont le résultat de notre histoire biologique et sociale… de trouver une voie moyenne pour comprendre la régularité du monde vécu dont nous faisons l’expérience à chaque instant, mais sans autre point de référence que nous-mêmes qui donnerait une certitude à nos descriptions et affirmations.

Georg Cantor est convaincu que l’harmonie du monde et des idées repose sur une transcendante « Unité du Tout » mais il n’a pas d’autre point de référence que lui-même. Le langage mathématique semble mettre son « je » à distance (le nombre est ceci ou cela…) mais il faut reconnaître que le « premier principe générateur » ne fonctionne à plein que sur le « propre » d’un organisme capable d’une « expérience (réflexive) de chaque instant ».

Second principe générateur

Le second principe générateur, à la fois plus simple et plus mystérieux, est introduit de manière brusque par Cantor. Loin de correspondre à ce mouvement répété et un peu mécanique du premier principe, il est à l’origine d’un « saut conceptuel » de même nature que celui accompli par le mathématicien chinois Liu Hui il y a 1700 ans[30] :

Confronté à l’impossibilité d’extraire la racine d’un nombre selon un algorithme [car le calcul n’a pas de fin], Liu Hui donne tout de même un résultat à l’opération. Mais celui-ci est de nature différente de celui qu’aurait donné un calcul. On y renvoie, non pas en l’énonçant explicitement, mais en lui donnant un nom, plus exactement en donnant le nom de racine au nombre sur lequel on opère. Ce sera « racine de ».

Le premier nombre transfini de Cantor surgit d’un saut conceptuel analogue (Gr. §11 – dans le passage qui suit, on peut se représenter la « classe (I) » comme l’ensemble des nombres entiers : 1, 2, 3…) :

La quantité des nombres ν de la classe (I) à construire ainsi est infinie et il n’y a pas de plus grand d’entre eux. S’il est donc contradictoire de parler d’un plus grand nombre de la classe (I), il n’y a rien de choquant, d’autre part, à concevoir un nouveau nombre, que nous appellerons ω, et qui serait l’expression du fait que toute la collection (I) est donnée, suivant la loi, dans sa succession naturelle.

Parmi les nombres entiers 1,2,3…, il n’en n’existe effectivement aucun qui soit le plus grand et il est donc bien « contradictoire » [widerspruchsvoll] de vouloir en désigner un. Mais, nous dit d’abord Cantor, il n’y a rien de « choquant » [Anstößig] à dénommer « ω » l’ensemble de ces nombres (cette chose) et, ajoute-t-il plus loin, de « créer [ainsi] un nouveau nombre qui est conçu comme la limite de ces nombres, c’est-à-dire qui est défini comme le nombre immédiatement plus grand que tous ceux-ci ». Nous voyons ici, dans toute sa clarté, la raison de la nécessité de l’existence d’un premier nombre transfini « ω » : un nombre doit être un ensemble, c’est-à-dire correspondre à une chose. Du fait que tout ensemble transsubjectif dispose d’un mode numérique (est « mesurable »), naît l’idée qu’il existe aussi, transsubjectivement, le pur ensemble-nombre. « ω » est ainsi en même temps le nom de l’ensemble infini 1,2,3… mais aussi le premier nombre qui les suit tous. Comme Liu Hui achevant d’autorité le calcul infini d’une racine irrationnelle, Cantor achève l’itération infinie de l’etc.-algorithme « +1 ». Ces achèvements sont toujours scellés par des noms. C’est alors, disait le philosophe allemand Ernst Cassirer, que « la fonction de signification accède à l’autonomie pure »[31]. Partant de « ω », le plus petit ensemble infini, Cantor devient en effet libre de développer l’extraordinaire série des nombres transfinis dans le seul territoire signifiant des mathématiques.

Il ne reste alors plus à Cantor qu’à convaincre ses détracteurs de l’existence du seul « ω » en tant que nombre et non pas, comme « ∞ », en tant qu’horizon indéterminé pour l’application potentiellement sans fin du premier principe générateur. Son argument consistant à affirmer qu’il n’y a ici rien de « choquant » reste court, peut-être parce que cette manière brusque ne provient pas des mathématiques mais des tréfonds, d’une sorte de poussée vitale assez inexplicable. Le seul véritable argument intellectuel de l’existence de « ω », premier nombre transfini, reste celui de l’Unité du Tout introduit au §8 de Grundlagen, qui accorde que si « ω » résiste (dans l’intellect), alors il existe (dans le monde). Mais cet argument lui-même, imprégné de mysticisme, reste bien mince et suprêmement humain.

Art

Dans tous les domaines, des concepts (des noms de choses) ont fini par rejoindre le corpus commun après de longues gestations théoriques. Les mathématiciens, par exemple, ont bien fini par admettre l’existence longtemps problématique des nombres « -1 » (négatif), « p » (irrationnel) ou « i » (complexe)… Ces concepts sont plus ou moins stables mais ils constituent à instant une structure que seul le langage au sens large, une forme artificielle concrète, peut représenter et manipuler.

Pour mieux saisir la généralité des deux principes générateurs, voici un exemple tiré de la pratique artistique, en partant de l’idée qu’une œuvre d’art (authentique) est comme un « nom de chose » cherchant à rejoindre le corpus commun après une longue gestation. Cette œuvre sera d’ailleurs plus ou moins facilement reçue et connaîtra parfois des rejets violents avant de connaître la gloire. Une œuvre d’art est, en vérité, une théorie.

Prenons l’exemple de la peinture.

Le peintre « développe » son tableau au moyen d’outils et de gestes longuement répétés. Outils et gestes forment ce que l’on peut appeler une technique. Ceci étant précisé, considérons le résultat final, le tableau achevé. Ce tableau existait-il a priori dans l’intellect du peintre et n’est-il donc que la reproduction d’une idée existante, ou est-il une surprise pour lui, ne devant sa « découverte » qu’à l’emploi instinctif de sa technique et à son endurance ? Certainement un peu des deux. En tout cas, le tableau n’existait pas dans le monde extérieur avant son intervention et, en ce sens, peindre et bâtir une théorie (activité à laquelle l’être humain s’adonne compulsivement) c’est la même chose. Il se pourrait donc que l’activité de peindre relève des mêmes principes générateurs, le corps technicisé permettant le mouvement concret réglé par ces principes.

Commençons par le premier principe dont nous rappelons les caractéristiques : (1) le moment logique comme expression du mouvement naturel et impérieux vers l’avant – en l’occurrence : le coup de pinceau –, (2) la décomposition de ce mouvement, pour l’être humain, en un double-geste effectif et réflexif – le coup de pinceau et le résultat en tant que tableau provisoire –, (3) la répétition de ce mouvement fondée sur le repérage d’unités considérées comme identiques – l’identité des coups de pinceau en tant qu’ils participent du même tableau. Le tableau se dévoile ainsi après chaque coup de pinceau comme l’ensemble des nombres se dévoile après chaque itération. Mais l’application du seul premier principe générateur, sorte d’ « etc.-algorithme » de la peinture, n’achève jamais le tableau, de même que l’on ne finit jamais de dénombrer les nombres entiers. Le peintre doit donc décider que le tableau est achevé. Cette décision correspond au moment du second principe générateur, ce « saut conceptuel » brusque venant des tréfonds qui dépasse un mouvement perpétuel pour l’achever symboliquement (puisque concrètement c’est impossible) : le tableau trouve un nom, une place, un cadre, un acheteur…

C’est pourquoi le second principe générateur est le principe créatif par excellence. Il correspond au moment où un concept dévoilé par l’incessante marche en avant du premier principe vient prendre place dans l’intellect. Chaque concept né du second principe est ainsi la trace d’une répétition susceptible d’être reprise à chacune de ses évocations. Il est ainsi probable que chaque fois qu’un peintre contemple son œuvre, il se remémore les coups de pinceaux et en imagine de nouveaux…


Homo Mathematicus

La récapitulation de cette exploration n’est pas simple tant la lecture de Grundlagen a ouvert de pistes.

Commençons par rappeler que Georg Cantor a développé sa « théorie des multiplicités », qui est en réalité une mathématisation de l’infini réel ou « authentique », contre les dogmes mathématiques de l’époque et, surtout, en cherchant à accorder son véritable sentiment religieux à cet infini sécularisé et potentiellement « hérétique ». Le besoin impérieux de bâtir une telle théorie, au point de s’en rendre littéralement malade, semble relever de ce « propre de l’homme » : le besoin d’excéder en permanence ce dont il dispose déjà.

L’intellect dispose d’une empreinte du monde (« Le cerveau prend la « forme » des expériences du corps », disions-nous dans Le cerveau est un bord (pas un centre)) et le langage joue alors une double-fonction : une fonction de représentation, mémoire collective de cette empreinte, et une fonction d’action, c’est-à-dire d’articulation effective entre l’intellect et le corps en prise avec le monde extérieur. Tous les animaux sont probablement pourvus d’une telle « structure conceptuelle », même élémentaire, mais seul l’être humain dispose d’un hypercerveau dont l’essentiel du développement cognitif se déroule post-partum, en interaction avec les congénères et avec l’environnement. L’être humain ne vient pas avec une « structure conceptuelle » prête à l’emploi mais il s’habitue à la conformer continuellement à ses affections, et il finit même par en développer le besoin. Son hypercerveau ne cesse alors jamais de bâtir des théories : inventer les nombres transfinis, peindre des œuvres d’art, voire ruminer des théories complotistes sans aucun contact avec le monde réel…

Dans Grundlagen, Georg Cantor se trouve en prise à deux niveaux avec cette disposition particulière à l’ « excès » : tout d’abord il y succombe en déployant sa théorie des nombres transfinis, sorte de conquête compulsive du territoire numérique ; ensuite il dissèque la « Loi de l’excès » elle-même, devenue totalement transparente avec le vertigineux déploiement des nombres transfinis, dissection qui s’appuie sur la théorie des deux « principes générateurs ». En cherchant ainsi à fonder l’infini actuel sur une cause « naturelle », Cantor met incidemment à jour des principes qui valent probablement, au moins sur un plan descriptif, pour toute forme d’activité cognitive, qu’elle soit humaine, animale ou mécanique. Ces principes générateurs, combinés à certains arguments cantoriens plus anagogiques, dessinent en même temps une échelle des capacités cognitives (ou, comme on dit maintenant, de l’ « intelligence ») que nous explorerons dans le second volet de cette exploration inspirée par Georg Cantor (à venir prochainement).


Version pdf : Le corps de Cantor (une lecture de Grundlagen)


1. José Ferreirós / Science in Context 17(1/2), 49–83 (2004) – 2004 – The Motives behind Cantor’s Set Theory – Physical, Biological, and Philosophical Questions
2. Wikipédia – Mathématiques modernes – Cette scorie pédagogique n’a cependant qu’un rapport lointain avec les travaux de Cantor. Voir aussi Théorie naïve des ensembles
3. Jean Brini / Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques – 2017 – Progrès et ruptures de la communication dans les sciences exactes
4. Stanford Encyclopedia of Philosophy – 2018 – Wittgenstein’s Philosophy of Mathematics
5. David Hilbert / Math. Ann., t.95, pp 161-190 – 1925 – Sur l’infini (traduit par André Weil)
6. Le Syllabus du pape Pie IX, publié en 1864, soit une vingtaine d’années avant la publication de Grundlagen, porte une critique vigoureuse contre le panthéisme, le naturalisme et le rationalisme absolu.
7. Créé par le mathématicien John Wallis en 1655 et exposé dans son ouvrage De sectionibus conicis
8. Non pas tant au sujet de l’infini lui-même que de l’une de ses manifestations particulières. Mais l’étonnement semble accompagner toute son œuvre.
9. Notons quand même que ce test que repose sur une prémisse incertaine : la permanence de la « raison » comme caractère de l’espèce humaine…
10. Baruch Spinoza – 1677 – Éthique III. Scolie de la proposition II : « Ni le corps ne peut déterminer l’âme à la pensée, ni l’âme le corps au mouvement et au repos, ou à quoi que ce puisse être. »
11. Le Monde – 7 avril 2024 – André Comte-Sponville, philosophe : « La mort ne peut plus me prendre qu’une partie de ma vieillesse, et sans doute pas la plus intéressante »
12. Nathaniel Herzberg / Le Monde – 18 mars 2024 – La mort de Frans de Waal, le primatologue qui voulait remettre « sapiens » à sa place
13. Amadeo López / Cahiers du CRICCAL, année 2001, 27, pp. 5-9 – 2001 – La fête. Solennité, transgression, identité [liminaire]
14. Daniel S. Milo / Annuaire de l’EHESS 2007-2008 – Philosophie naturelle
15. The Inquisitive Biologist – août 2019 – BOOK REVIEW – GOOD ENOUGH: THE TOLERANCE FOR MEDIOCRITY IN NATURE AND SOCIETY – « We have achieved this now, but the drive persists, “our bored neurons crave action”. So we construct problems for ourselves to solve, endless diversions to lose ourselves in. Politics, sports, cuisine, art, fashion, science, work – all our culture, all our questing for athletic, emotional, and spiritual goals. They are all but exercises, endless loops, to give our lives meaning. Even though we have never had it so good, we continue to compete as if our lives depend on it, for without it “we would succumb to boredom and despair”. »
16. Wikipédia – Vipassanā
17. Cette technique a inévitablement fini par se prendre dans les rets du recyclage thérapeutique, donc d’un marché lucratif, avec les « thérapies cognitives » en général, controversées au demeurant. Ces thérapies sont bien, à nouveau, symptomatiques de cet excès cérébral qui nous accable parfois.
18. Julia Shiota / National Geographic – 19 janvier 2024 – Why did these monks in Japan choose to mummify themselves?
19. On peut lire par exemple : Adam Drozdek / Laval théologique et philosophique, Volume 51, numéro 1 – février 1995 – Beyond Infinity: Augustine and Cantor
20. Dictionnaire Le Robert – Chose
21. Nous répondons ainsi à l’une des notes « laissées pour plus tard » de l’exploration La preuve par googol (2) Nombres et mathématique, observant que si le nombre est une figure historique de la « propriété », c’est bien l’ensemble cantorien qui « rassemble » qui en est le concept-source.
22. Ce résultat peut malgé tout sembler paradoxal puisque deux segments joints donnent un nouveau segment qui semble mesuré par le même nombre « infini ». Mais les développements mathématiques de Grundlagen, et des textes qui ont précédé, ont justement mis en évidence l’importance de la « façon de compter », donc de l’ordre des éléments, dans le résultat final.
23. Baruch Spinoza – 1661-1675 – Éthique, II, proposition VII – « Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum ».
24. De même, pour utiliser un argument mathématique, c’est parce qu’un nombre existe, sous les deux manières, qu’une série numérique peut l’admettre comme limite, et non pas l’inverse. C’est ainsi, d’une certaine manière, que l’ « expérience » de la convergence d’une série, expérience qui prend du temps, éveille l’idée de nombre irrationnel et le porte à la conscience (voir aussi Liu Hui terrasse un monstre). Cette remarque rejoint aussi l’idée du concept comme singularité, c’est-à-dire résultant d’une histoire (Le corps de René Thom).
25. Les séries doivent ainsi mener à des limites existantes ; c’est l’existence de ces limites qui, selon Cantor, retournant le raisonnement habituel des mathématiciens, justifie le comportement « asymptotique » des séries.
26. Le formalisme de la théorie axiomatique des ensembles permettra de donner corps à ces nombres (entiers) vus comme des ensembles achevés.
27. Dans Le corps de René Thom (singularités) nous avions identifié ce point imaginaire à une « singularité ». Le fil ininterrompu de notre conscience est tissé de ces singularités.
28. Cantor est ainsi contraint d’imposer une condition purement intrasubjective (en quelque sorte propre à l’homme) à ces ensembles que l’on appellera plus tard des « ordinaux » : celle d’être « bien ordonnés ». Sans entrer dans les détails de cette notion mathématique subtile et bien précise, cette condition impose la présence d’une règle exogène de parcours de l’ensemble, c’est-à-dire d’un chemin que le « corps » humain puisse emprunter. Mais que toute chose dans le monde extérieur puisse ainsi être par nous-mêmes « bien ordonnée », rien n’est moins sûr.
29. Wikipédia – Énaction.
30. Cité dans Liu Hui terrasse un « monstre » : Chemla Karine / Revue d’histoire des sciences, tome 45, n°1, 1992. pp. 135-140 – 1992 – Des nombres irrationnels en Chine entre le premier et le troisième siècle
31. Ernst Cassirer – 1997 – Trois essais sur le symbolique – Œuvres VI

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