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L’image dévoilée le 10 avril 2019 par l’équipe internationale de l’EHT (Event Horizon Telescope) lors de six conférences de presse simultanées à Bruxelles, Santiago du Chili, Shanghai, Taipei, Tokyo et Washington, a ému les scientifiques du monde entier. Dans les colonnes de Quanta Magazine, la physicienne Janna Levin déclare1 :
Je ne suis pas émue seulement par l’image ; je suis surtout émue par ce que cela signifie de partager cette expérience avec des étrangers du monde entier. Je suis émue par l’idée d’une espèce qui contemple l’image d’un étrange trou vide planant dans l’espace.
Nous admirions avec elle la toute première image d’un « trou noir », cet extraordinaire objet céleste envisagé depuis le XVIIIème siècle mais jamais observé directement avant ce 10 avril 2019. Cet exploit scientifique justifiait donc à lui seul l’exaltation des astrophysiciens mais Janna Levin y voyait également un événement anthropologique. « Nous vivons tous sous les mêmes cieux » écrivait-elle plus loin, et par-delà nos différences culturelles nous contemplions ainsi une vérité universelle. Sheperd Doeleman, directeur du projet EHT, disait lui-même « nous avons vu quelque chose de tellement vrai [ so true ]», et Janna Levin de conclure : « c’est vrai pour nous tous ».
Cependant la « vérité » reste un concept équivoque et l’image soulève bien des questions : Comment a-t-elle été réalisée ? Que nous est-il réellement donné à voir ? S’agit-il vraiment d’une photographie ?… Passant ces questions en revue, nous remarquerons à nouveau le fabuleux pouvoir des mathématiques.
Jeux de langage – de Laplace à Schwarzschild
Trou noir : région de l’espace dotée d’un champ gravitationnel si intense qu’aucun rayonnement n’en peut sortir.2
Contrairement aux phénomènes célestes directement observables puis soumis à l’investigation scientifique, un trou noir est d’abord une hypothèse scientifique dont on a ensuite cherché les traces dans le ciel. Les sciences physiques progressent ainsi : une fois établies des lois mathématiques cohérentes avec les observations, comme les lois du mouvement de Newton, celles-ci acquièrent une autonomie propre dans le royaume des mathématiques. Ces écritures, une fois épargnées de la nécessité de répondre des phénomènes, ne doivent plus s’accorder qu’aux seules lois mathématiques, c’est-à-dire à des règles de langage, et peuvent donc être poussées hors du domaine de validité des observations. L’hypothèse du trou noir est ainsi le résultat d’une suspension provisoire du jugement d’existence ou de « vérité » au sens de Doeleman et Levin. Cette manœuvre scientifique est à l’origine de nombreuses hypothèses et découvertes.
Ainsi, la loi mathématique de la gravitation proposée par Newton (ci-contre) permet de déduire l’existence d’une vitesse minimale à atteindre pour se libérer de l’attraction gravitationnelle d’une masse comme un corps céleste. Cette « vitesse de libération » vaut 11 km/s à la surface de la terre et 617 km/s à la surface du soleil, valeurs dérivant d’une formule donnant cette vitesse vl en fonction notamment de la masse M du corps dont on cherche à s’échapper et de son rayon R :
Cette graphie indique que plus la masse M est importante et son rayon R petit, c’est-à-dire plus l’astre est massif et concentré, plus la vitesse vl augmente (il devient plus difficile de s’en arracher). Au point qu’en réglant arbitrairement les valeurs de M (assez grande) et de R (assez petite), la vitesse de libération vl peut théoriquement atteindre voire même dépasser la vitesse de la lumière (300 000 km/s). On obtiendrait dans ces conditions ce que le mathématicien, astronome et physicien Pierre-Simon de Laplace nommait déjà au XVIIIème siècle un « astre obscur » dont même la lumière ne peut s’échapper. Un tel astre, s’il avait la masse de la terre, serait contenu dans un diamètre impensable de seulement 2 centimètres ! Ajoutons aussi que la lumière devrait disposer d’une masse et peser pour être ainsi piégée, ce dont la science de l’époque n’était pas persuadée. Enfin, si l’astre obscur devait retenir sa propre lumière et donc échapper à l’observation, son existence ne pourrait être ni prouvée ni réfutée. Cela faisait beaucoup trop d’obstacles pour élever cette possibilité mathématique au rang d’hypothèse scientifique et l’idée de Laplace fut remisée dans le cabinet des curiosités.
Mais deux cents ans plus tard, Albert Einstein propose une équation plus générale que celle de Newton (ci-contre) et qui va progressivement réanimer l’hypothèse de l’astre obscur. C’est au physicien allemand Karl Schwarzschild, alors qu’il était engagé en 1915 sur le front russe, que l’on doit la découverte de l’une des solutions exactes de cette très délicate équation d’Einstein, une solution qu’il suffit ici d’admirer telle une enluminure :
On y aperçoit la masse M dont la lumière essaye de s’extirper. Mais à part la complexité de cette graphie, qu’y a-t-il de nouveau ? La grande différence avec la théorie de Newton, c’est qu’ici la lumière, comme toute forme d’énergie, « pèse » réellement. Sa trajectoire peut donc vraiment être courbée en présence d’une masse céleste, comme la trajectoire d’un satellite, d’un obus ou d’un ballon de basket. La lumière peut vraiment être piégée par un astre suffisamment massif et concentré dans un rayon suffisamment petit, que l’on a appelé le rayon de Schwarzschild, conforme à celui déduit de la théorie newtonienne3 :
La théorie géométrique de la relativité d’Einstein a reçu de telles confirmations que l’on a pris cette fois au sérieux l’hypothèse de Schwarzschild de l’existence des « trous noirs », comme les appellera plus tard le physicien américain John Wheeler. Les astrophysiciens ont donc commencé à chercher ces monstres dans le ciel.
Science et magie
La magie n’est qu’une science qui n’a pas encore été mise en équations.4
Si rien ne s’échappe des trous noirs, pas même la lumière, comment est-il possible de les détecter ? Ce problème est similaire à celui posé par le « boson de Higgs », une particule élémentaire prévue par la physique quantique, cette autre grande théorie du XXème siècle à laquelle Einstein a également contribué. Ce boson a en effet une durée de vie trop courte pour qu’il puisse être observé directement. Cependant, comme le trou noir, il laisse des traces indirectes de sa présence – un sillage en quelque sorte – et ce sont ces traces, qui ne peuvent être le fait que de ces objets hypothétiques, que les scientifiques recherchent.
Prenons ici quelques instants la place d’un profane en sciences et posons-nous alors cette bonne question : comment croire une discipline qui prédit l’existence de phénomènes « invisibles » (bosons de Higgs, trous noirs…) et qui, de plus, cherche à prouver indirectement leur existence par l’observation d’autres phénomènes « invisibles » car supposément trop lointains, trop microscopiques, trop brefs… ? En quoi la foi en la science se distingue-t-elle de la foi en la magie ou en l’astrologie, si les phénomènes et leurs causes ne peuvent être décrits que métaphoriquement ?
Nous pourrions répondre que la science dispose d’instruments d’observation qui amplifient, grossissent et portent à nos sens ces phénomènes indétectables : télescopes, accélérateurs de particules, détecteurs d’ondes gravitationnelles… Mais leur fonctionnement-même, parfois extrêmement complexe, dépend également de causes invisibles. Quelle preuve avons-nous donc que ces instruments ne « biaisent » pas les supposés phénomènes pendant leur amplification, voire ne « créent » pas les traces que l’on souhaite observer ? En principe, rien ne commande donc à quiconque de croire en la science. Mais nous devrions chercher à convaincre le profane que la science se distingue de la magie ou de l’astrologie par un puissant « garde-fou » : le langage mathématique, ce calculus ratiocinator qui accorde en quelque sorte nos esprits entre eux et aux phénomènes, nous préservant ainsi d’un relativisme absolu5. Voici quatre cents ans, Galilée confiait cette formule restée célèbre6 :
La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur.
Qu’il s’agisse des trous noirs ou des bosons de Higgs, nous admettrons donc que la « langue mathématique » de l’Univers les exprime en tant que causes invisibles de phénomènes observables à l’œil nu ou avec l’aide d’instruments eux-mêmes mathématiquement réglés : les bosons de Higgs causent la masse des choses ; les trous noirs causent ces « cercles de feu » dont nous allons maintenant parler7.
Observer un trou noir
We have seen what we thought was unseeable.
Ce propos euphorique de Sheperd Doeleman, s’il a produit l’effet désiré sur nous, les « étrangers du monde entier », doit être correctement interprété. En effet, rien ne pouvant s’en échapper, pas même la moindre information, les trous noirs sont à jamais « unseeable », invisibles. Prétendre que nous les avons « vus » est donc impropre. Ils disposent cependant de ce que les scientifiques appellent joliment un « horizon des événements », une frontière théorique qui sépare l’ « intérieur » du trou noir, cet espace confiné dans le rayon de Schwarzschild dont rien ne peut jamais sortir, de l’ « extérieur » où nous nous trouvons. Et cet horizon est observable…
Le trou noir « observé » ici, baptisé « Pōwehi », se situe au centre de la galaxie M87, à 55 millions d’années-lumière. Sa masse inimaginable équivaut à 6,5 milliards de fois celle du soleil ; son diamètre, celui de son horizon, est semblable à celui du système solaire. A l’approche d’un tel monstre, la théorie prévoit que la matière qui se trouve à proximité acquiert des vitesses relativistes, s’échauffe par friction, et rayonne alors des ondes électromagnétiques, en particulier de la lumière. Ces ondes sont les observables indirects que les scientifiques et ingénieurs du projet EHT ont détecté et qui apparaissent à l’image sous la forme d’un cercle de feu. Ainsi nous dit Sheperd Doeleman (nous soulignons)8 :
Ce que vous voyez ici est la dernière orbite photonique, ce que vous voyez est la preuve d’un horizon des événements, en posant une règle sur ce trou noir, nous avons maintenant la preuve visuelle d’un trou noir.
Que signifie cette phrase-clé ? Ce que Doeleman ne rappelle pas ici, c’est que la masse M de Pōwehi est connue par ailleurs et vaut 6,5 milliards de fois celle du soleil soit 1,3 x 1040 kilogrammes. Pour que rien ne puisse lui échapper, pas même la lumière, cette masse doit être compactée dans une sphère ayant au maximum son rayon de Schwarzschild. En utilisant la formule rappelée plus haut, nous obtenons Rs = 19,2 milliards de kilomètres, soit un diamètre de 38,4 milliards de kilomètres. Ce que nous voyons, dit donc Doeleman, c’est la « dernière orbite photonique », celle qui rase l’horizon des événements et trace ainsi ses contours. En « posant une règle » pour mesurer son diamètre, on trouve à peu près 38 milliards de kilomètres, soit 1,5 jour-lumière. Nous avons superposé sur l’image ci-dessous, où était figurés le soleil et l’orbite de Pluton, le rayon de Schwarzschild à l’intérieur duquel la masse doit être enfermée pour former un trou noir (la sonde Voyager 1 est actuellement à 23 milliards de kilomètre du soleil)9. Cela colle parfaitement !
Voilà pourquoi Sheperd Doeleman emploie le terme de « preuve visuelle ». Ce qui se passe à l’intérieur de cet horizon (s’il s’agit bien d’un horizon des événements) est à jamais inobservable. Nous savons seulement avec certitude qu’y est enfermée une masse gigantesque (quoique, si elle était répartie uniformément dans tout le volume délimité par le rayon de Schwarzschild, elle aurait la même faible densité que l’air en haut du mont Everest). La théorie mathématique de la relativité d’où est tirée la solution de Schwarzschild commande à cette masse de se rassembler dans une singularité centrale infiniment petite, un simple point. C’est évidemment encore plus inenvisageable qu’une terre rassemblée dans une bille de 2 centimètres car, comme le pensait instinctivement Einstein, « la matière ne peut être concentrée arbitrairement ». Les scientifiques le suivent sur ce point mais les observations prouvant désormais l’existence d’horizons des événements, il reste maintenant à comprendre l’état de la matière à l’intérieur de ces horizons, c’est-à-dire de « quoi » est fait un trou noir. Aujourd’hui encore, la science n’a pas de réponse …
Evenement Horizon Telescope
Si le principe de la preuve visuelle est clair (masse certaine + rayon certain = trou noir), sa réalisation est loin d’être évidente tant le trou noir est infime à l’échelle astronomique : il faut en effet observer un phénomène de la taille du système solaire à une distance de 55 millions d’années-lumière, l’équivalent de la taille d’une orange posée sur la lune. Pour ne rien arranger, avant de parvenir au moindre instrument, la lumière du cercle de feu traverse des immensités cosmiques remplies de matière et de rayonnement, autant d’obstacles qui peuvent mettre en pièces les signaux les plus délicats. Heureusement, si la lumière visible traverse mal ces obstacles, les ondes radio y sont relativement insensibles (on ne voit pas à travers les murs mais la radio les traverse sans encombre). L’image de Pōwehi a donc été reconstituée en colorant artificiellement la gamme des ondes radio émises par la dernière orbite photonique10 :
« Le jaune correspond à l’émission la plus intense, le rouge à la moins intense, et le noir à peu ou pas d’émission du tout », a déclaré Fox11. Dans le domaine optique, l’anneau autour du trou noir apparaîtrait probablement blanc, peut-être teinté de bleu ou de rouge.
L’image a ainsi la même valeur scientifique qu’une carte comme celle-ci représentant la vitesse des vents :
Rendre visible l’invisible, amener toute cause à se dévoiler comme phénomène sensible, voici l’essence-même de la preuve scientifique. La question des observables de l’orbite photonique étant ainsi réglée, il reste le problème de distinguer des signaux émis par un objet grand comme une orange posée sur la lune. Le télescope capable de cet exploit devrait disposer d’un miroir aussi large que la terre. Un tel instrument n’existe évidemment pas mais il peut être simulé grâce à une technique remarquable, l’interférométrie à très longue base ou VLBI (Very Long Baseline Interferometry)12, consistant à combiner les observations d’un réseau de quelques télescopes radio répartis sur toute la surface terrestre et dirigés vers la même cible. Voici donc le réseau de l’EHT, qui était initialement constitué de 8 télescopes (en bleu) :
Il reste cependant un problème : si le télescope virtuel présente bien les dimensions de la terre, il ne présente que quelques minuscules points, quelques éclats épars de son miroir principal. Il fournira donc une image très incomplète de Pōwehi, un « puzzle » à peine entamé que l’on peut se figurer ainsi :
Par chance la terre tourne, les télescopes se déplacent et, pourvu que la scène observée reste à peu près stable pendant quelques jours, le « puzzle » d’étoffe de quelques trainées :
Le principe général de la « preuve » et de sa mise en évidence étant ainsi établis, ce sont maintenant les techniques numériques qui entrent en jeu.
Une image n’apparaît évidemment pas ainsi sous les yeux des chercheurs. Les ondes radio captées par les télescopes ont d’abord été converties en données puis enregistrées sur des disques durs ultrarapides. Après 7 jours de collecte, 5 pétaoctets de données ont ainsi été collectés et une demi-tonne de disques durs convoyés par avion jusqu’au MIT :
L’image est « quelque part » dans ces disques et il faudra près de deux ans pour la reconstituer13. La chercheuse Katie Bouman, que l’on aperçoit sur cette joyeuse photographie, est l’autrice, avec son équipe, de l’algorithme CHIRP (« Continuous High-resolution Image Reconstruction using Patch priors ») qui a permis la reconstitution de l’image de Pōwehi à partir de ces morceaux épars14. Nous quittons ici provisoirement le monde de l’astrophysique pour celui du traitement de l’information et du numérique dont la philosophie est bien différente. Aucune autre « matière » ou « forme d’énergie » n’existe en effet dans Mundus Numericus que les data qui sont, disions-nous, des fictions auxquelles nous sommes convenus de croire (Données et traces numériques (sous rature)). Dès lors, les algorithmes sont essentiellement des jeux de langage, certes contrôlés par les mathématiques, mais débarrassés de la nécessité de prendre rendez-vous avec le réel et d’en rendre absolument compte. Dans ces disques, il y a moins une réalité à expliquer qu’un problème à résoudre.
Le problème posé à Katie Bouman était donc le suivant : concevoir un « jeu » algorithmique pour reconstituer, avec aussi peu de biais que possible, l’image qui se cache derrière ce moucharabieh numérique. L’algorithme CHIRP qu’elle a élaboré avec son équipe est une solution possible inspirée des sciences cognitives.
Inférences
Il y a, en toute logique, une multitude d’images possibles compatibles avec les traces recueillies, mais nous voyons tous d’instinct à peu près la même : un cercle orangé, et même « chaud », sur un fond noir. Cette inférence procède d’une performance cognitive que nous accomplissons incessamment en « supplément » de notre flux perceptif, qu’il soit visuel, sonore, olfactif ou même linguistique (par exemple « l’hôtesse lui demande de boucler sa ceinture » permet d’instinct l’inférence préverbale « il est dans l’avion »). Le physiologiste et physicien allemand Hermann von Helmholtz fut le premier à proposer une théorie sémiologique de la perception selon laquelle le cerveau infère ainsi inconsciemment15 la cause ses perceptions (« top down ») plutôt qu’il ne construit ses perceptions à partir des informations qui lui sont présentées (« bottom up »)16. L’algorithme CHIRP cherche à imiter cette performance pour reconstituer l’image complète en tant que « cause » des fragments numériques produits par les télescopes (principe technique aussi appelé « forward modeling »).
Pour inférer un cercle orangé (ou « il est dans l’avion »), il faut disposer au préalable d’un corpus de connaissances accumulées par expérience et apprentissage. C’est précisément ce corpus a priori que désigne la lettre « P » de CHIRP : « Patch priors », c’est-à-dire littéralement « morceaux préalables ». Il s’agit de petits morceaux d’images provenant d’observations antérieures mais aussi d’images simulées17. Les physiciens savent par exemple, grâce aux équations d’Einstein, à quoi pourrait ressembler « vu de près » un plasma orbitant autour d’un trou noir :
Une seconde simulation prévoit l’aspect de ce plasma vu par l’EHT dans les mêmes conditions d’observation que la collecte réelle et en appliquant les mêmes règles de colorisation :
La ressemblance avec l’image « réelle » est bluffante. L’algorithme CHIRP s’ « inspire » en quelque sorte de morceaux de ces images pour compléter et régulariser l’image partielle provenant de l’EHT et stockée dans les disques durs. C’est un peu comme si, ayant déjà observé à plusieurs reprises des orbites photoniques, CHIRP en reconnaissait à nouveau une derrière le moucharabieh. Ce procédé est tout à fait ingénieux mais l’image obtenue dépendant d’un corpus a priori fixé à discrétion, comment être certain que CHIRP ne fait pas en sorte d’observer un trou noir ? Quelle valeur scientifique accorder à cette méthode ? Rappelons que la preuve visuelle du trou noir tient à la présence d’un anneau lumineux d’une certaine dimension. On ne peut donc pas se permettre le moindre biais et le procédé doit bien rendre compte du « réel »18 :
Les dangers d’une fausse confiance et d’un biais de confirmation collectif sont amplifiés pour l’EHT parce que le réseau comporte moins de sites que les réseaux VLBI typiques, qu’il n’existe aucune image VLBI antérieure d’une source à la longueur d’onde de 1,3 mm et qu’il n’existe aucune image comparable de trou noir à l’échelle de l’événement et de l’horizon à n’importe quelle longueur d’onde.
Par conséquent :
Afin de minimiser le risque de biais collectif influençant nos images finales, dans notre première étape d’analyse nous avons reconstruit des images de M87 par quatre équipes d’imagerie indépendantes.
Ces équipes ont travaillé sans échanger leurs informations et ont chaque fois dévoilé à peu près la même image19 :
C’est ainsi que l’équipe EHT a conclu avec une certitude raisonnable que le moucharabieh numérique dissimule bien l’image d’une orbite photonique de dimensions conformes à la présence d’un trou noir. Ce n’est pas de la magie mais, de la théorie d’Einstein à l’image finale, les mathématiques étayent de justesse une « vérité » bien ténue et presque miraculeuse.
Photographie
Le procédé mis au point par l’équipe de l’EHT est analogue à celui de la photographie numérique : une petite partie des photons émis par la matière malmenée aux abords du trou noir sont parvenus aux « objectifs » des télescopes terrestres ; leurs signaux électromagnétiques ont été enregistrés sur un plan de convergence numérique constitué de 500 kilogrammes de disques durs ; enfin, le « développement » de cette photographie a été réalisé par des algorithmes. Un appareil numérique ne fait en principe pas autre chose mais l’EHT est un appareil gigantesque, conçu pour réaliser cette seule photographie en une dizaine d’années.
Un « processus noir » de transformation du réel (input) en réalité (output) est bien à l’origine de cette image contemplée aujourd’hui par l’ « espèce humaine » (voir Le « progrès » révélé par la Photographie). Ce processus planétaire a mis en jeu la physique, les mathématiques, l’algorithmique, les sciences cognitives… mais aussi la collaboration internationale, le transport aérien, le financement public et privé, la politique… Nous remarquions qu’une « boîte noire technique [ comme celle-ci ] dissimule [ toujours ] de violents et puissants jeux de pouvoir ». Ce processus noir n’y a pas échappé tant la collaboration scientifique est rarement paisible, en particulier dans le milieu extrêmement compétitif de la cosmologie moderne20… Ainsi , la compagnie internationale des trolls n’a pas manqué de faire de Katie Bouman une cible en dénonçant un récit médiatique guidé par un agenda féministe. Katie fut cyberharcelée sous prétexte d’avoir été mise en avant en tant que femme au détriment des 200 autres collaborateurs du projet21.
Au-delà de la prouesse scientifique, cette photographie révèle ainsi de nombreux caractères de notre civilisation technologique, qui l’a produite et élevée ensuite au rang de « vérité ». C’est aussi, si l’on prête attention au processus que nous venons de décrire, nous-mêmes que nous contemplons.
Pōwehi
Devant la photographie de Pōwehi, chacun peut éprouver un sentiment particulier : pour les scientifiques « photographes », la fierté du travail accompli ou, comme Janna Levin, la béatitude devant une « vérité » révélée à l’espèce humaine ; pour les conspirationnistes, l’acrimonie et la joie malsaine de pouvoir dénoncer un nouveau fake ; pour beaucoup, de la simple indifférence… Pour nous enfin, de l’étonnement et de l’admiration pour le génie humain. Nous sommes en effet capables de prévoir l’apparence assez improbable d’un phénomène cosmique à jamais invisible à l’œil nu, de prédire où nous devrions le trouver, et enfin de concevoir la camera obscura qui le révélera à l’endroit envisagé ! Cet exploit repose sur une extraordinaire cohérence interne des sciences physiques et un accord mathématique inouï entre les phénomènes.
Pourtant, les mathématiques ne sont en elles-mêmes qu’un jeu de langage, ce que ne manquait pas de relever l’inventeur Nikola Tesla :
Les scientifiques ont substitué les mathématiques aux expériences et errent d’équation en équation, créant finalement une structure qui n’a aucun lien avec la réalité.
Mais en l’occurrence, le propos raisonnable de Tesla semble démenti. Quel est donc le fondement de ce « pouvoir magique » des mathématiques de toujours nous accorder au monde, et dont la découverte de Pōwehi est une éclatante manifestation ? Nous continuons à penser qu’il faut chercher du côté de la chorégraphie du corps et des jeux de langage (Corps et jeux de langage). Il n’en reste pas moins que la portée littéralement cosmique de cet accord, c’est-à-dire bien au-delà du corps sensible, reste extraordinairement mystérieuse. Le physicien Eugene Wigner a lui-même qualifié, dans un célèbre article de 196022, l’efficacité des mathématiques de « déraisonnable » et il confesse une formule à la portée sous-estimée : « Fondamentalement, nous ne savons pas pourquoi nos théories marchent si bien ».
Version pdf : Le trou noir Pōwehi et les mathématiques
1. ↑ Janna Levin / Quanta Magazine – 10 avril 2019 – What the Sight of a Black Hole Means to a Black Hole Physicist
2. ↑ Larousse – Trou noir
3. ↑ On peut en effet vérifier qu’en remplaçant R par Rs dans la formule donnant la vitesse de libération vl, on obtient bien vl = c, c’est-à-dire la vitesse de la lumière, à la surface de l’astre (d = 0).
4. ↑ Stefan Wul / Fleuve Noir – 1958 – Piège sur Zarkass
5. ↑ D’autres pourraient également observer que la technique constitue une « preuve » de la vérité scientifique mais cela ne suffirait guère au profane car la technique ne se déploie que dans le domaine du sensible.
6. ↑ Galilée – 1623 – L’Essayeur
7. ↑ Avant cette image obtenue par l’Event Horizon Telescope il y eut d’autres observables indirects assez probants, en particulier les traces gravitationnelles de la fusion de deux trous noirs observées pour la première fois en 2016 (LIGO observe la fusion de deux trous noirs par la détection directe d’ondes gravitationnelles)
8. ↑ Sheperd Doeleman / National Science Foundation, Washington – 10 avril 2019 – Conférence de presse
9. ↑ Ce trou noir n’est pas vu de face mais selon une inclinaison d’une soixantaine de degrés. Mais cela ne change rien à la mesure de son diamètre.
10. ↑ Mindy Weisberger / Live Science – 10 avril 2019 – Why Is the First-Ever Black Hole Picture an Orange Ring?
11. ↑ Derek Fox est professeur associé en astronomie et astrophysique à la Penn State University – il n’a pas participé au projet EHT.
12. ↑ Wikipédia – Interférométrie à très longue base
13. ↑ Larry Hardesty / MIT News – 6 juin 2016 – A method to image black holes
14. ↑ Katherine L. Bouman, Michael D. Johnson, Daniel Zoran, Vincent L. Fish, Sheperd S. Doeleman, William T. Freeman / IEEE Conference on Computer Vision and Pattern Recognition (CVPR) – juin 2016 – Computational Imaging for VLBI Image Reconstruction
15. ↑ Wikipédia – Unconscious inference
16. ↑ Anil Ananthaswamy / Quanta Magazine – 15 novembre 2021 – To Be Energy-Efficient, Brains Predict Their Perceptions
17. ↑ Nous simplifions ici pour l’homogénéité du texte. En toute rigueur, CHIRP ne reconstruit pas les images mais des plutôt les signaux à partir desquels les images peuvent être élaborées.
18. ↑ L’article complet : The Astrophysical Journal Letters, 875:L4 (52pp) – 10 avril 2019 – First M87 Event Horizon Telescope Results. IV. Imaging the Central Supermassive Black Hole
19. ↑ Ibid. 16
20. ↑ A ce sujet, ce milieu « impitoyable » est bien décrit dans un article édifiant et plein d’humour du physicien américain Brian Keating. Il s’agit d’une autre aventure astrophysique, malheureuse celle-là, qui aurait pu lui valoir le prix Nobel. Brian Keating / Nautilus – 19 avril 2018 – How My Nobel Dream Bit the Dust (lien cassé)
21. ↑ Nelly Lesage / Numerama – 15 avril 2019 – Trou noir : l’ingénieure Katie Bouman qui a contribué à la photo est victime de cyberharcèlement
22. ↑ Eugene Wigner / Communications on Pure and Applied Mathematics, vol. 13, no 1, 1960, p. 1–14. – 1960 – The unreasonable effectiveness of mathematics in the natural sciences