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Avant-propos
Google, Apple, Facebook et Amazon, les « GAFA », sont des entreprises si énormes qu’elles dépassent l’entendement. Espérer qu’un article standard puisse faire comprendre leur puissance semble aussi vain que de faire voir le globe terrestre à quelqu’un qui n’en percevrait que très vaguement la courbure à l’horizon. Mais le moment est probablement venu d’un changement des règles du « jeu des GAFA », ce jeu qui les a rendus à peu près invincibles. Alors il nous a paru utile de proposer aujourd’hui un texte plus long qui permette au lecteur intéressé et désireux de comprendre les changements qui s’annoncent de prendre en une seule fois la dimension de ces firmes.
(Rappelons qu’il existe toujours une version pdf accessible à la fin du texte).
Competition in Digital Markets
La question du pouvoir des géants du numérique et de leur incidence sur la vie économique et démocratique a pris récemment une nouvelle dimension, une première fois en 2016 à l’occasion de l’élection de Donald Trump et du rôle trouble joué par les réseaux sociaux, et une seconde fois en 2018 avec le scandale Cambridge Analytica1. Depuis, le climat commence à changer pour ces géants et en particulier pour le groupe des « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon). En effet, pour la première fois depuis une vingtaine d’années, une action « antitrust » vient d’être lancée contre l’un d’entre eux : les États-Unis d’Amérique ont déposé plainte contre Google et son pouvoir de marché excessif (au moment où nous bouclons ce texte, nous apprenons que la Commission européenne adresse un avertissement sévère à Amazon, dont les ressorts pourront être bien compris après cette lecture).
Cette plainte suit de peu la conclusion d’une investigation lancée en juin 2019 par le « Committee on the Judiciary » de la Chambre des Représentants au sujet de la domination de Google, Amazon, Facebook et Apple sur l’économie et le fonctionnement démocratique aux États-Unis. Cette investigation a été conduite par le sous-comité en charge de l’antitrust (« Subcommittee on Antitrust, Commercial and Administrative Law »2 que nous nommerons par la suite « sous-comité antitrust ») et a conduit à de nombreuses auditions, dont celles des patrons de ces firmes, respectivement Sundar Pichai, Jeff Bezos, Marc Zuckerberg et Tim Cook. Le résultat de ce travail vient d’être publié dans un rapport intitulé « Investigation of Competition in Digital Markets » . Notre (long) texte – consiste principalement en un compte-rendu édité et commenté de ce rapport passionnant et souvent édifiant ! Sans autre référence, les citations proposées ici proviennent de ce rapport.
Chacun connait ou devine la puissance des GAFA et leur empreinte sur notre vie numérique. Des conséquences positives bien sûr, puisque nous utilisons en permanence leurs produits et services pour chercher sur internet, commander des produits, écouter de la musique, nous informer, échanger avec ses collègues, sa famille, ses amis… Mais les « coûts » des conséquences problématiques que nous allons évoquer commencent vraisemblablement à dépasser les bénéfices.
Nous avons choisi de structurer ce texte de la façon suivante :
A) Monopoles et pouvoirs de marché, pourquoi les GAFA ?
B) Principaux effets de leur puissance ;
C) Principales causes de leur puissance ;
D) Principaux remèdes identifiés par le sous-comité antitrust ;
E) Commentaires finaux.
Les parties A) à D) reposent essentiellement sur les analyses du sous-comité antitrust américain et sont parsemées de nos observations. Notons que le classement des différents aspects du problème en C) « causes » et B) « effets » est arbitraire et peut être sujet à débats. Enfin, petite fantaisie formelle, les chapitres B), C) et D) consistent en une description de ce que nous avons appelé le « jeu des GAFA » et des 28 « cartes » de ce jeu, autant d’aspects de la question.
Avant d’entamer ce survol, il nous semble utile de préciser notre opinion au sujet des GAFA : si les quatre acteurs scrutés par le sous-sous-comité antitrust sont évidemment toujours restés dans la plus stricte légalité, ils ont su en revanche exploiter la moindre faille des systèmes économiques, sociaux, politiques, culturels… pour se développer et propager les externalités négatives que nous allons examiner. S’il fallait retenir une seule chose ce serait donc la suivante : les GAFA agissent comme le miroir grossissant de tous nos biais et travers, qu’ils soient individuels ou collectifs. Il n’y a donc aucune « guerre » à mener contre les GAFA (à moins de se prendre pour Don Quichotte).
Voyons donc ce que « nous » avons fait aux Etats-Unis…
A) Monopoly, Power
Move fast and break things. Unless you are breaking stuff, you are not moving fast enough.
Mark Zuckerberg – Facebook
Les GAFA occupent une position dominante et parfois monopolistique qui a motivé les investigations de la Chambre des Représentants. Rappelons quelques chiffres. Aux États-Unis, Amazon contrôle seul 50% du commerce de détail online et 66% des recherches de produits en ligne commencent sur le site d’Amazon4. Google et Facebook détiennent « approximativement 71% de tout le marché publicitaire aux États-Unis au premier trimestre 2017 »5. Le moteur de recherche de Google détient, en 2020, 89% de parts de marché. Apple détient 60% du marché des systèmes pour smartphones avec iOS. Google détient les 40% restants avec Android6. Facebook compte 2,7 milliards d’utilisateurs actifs chaque mois dans le monde7, et 220 millions aux États-Unis soit les deux tiers de la population. Avec Microsoft (épargné par l’investigation) les GAFA pèsent 50% de la capitalisation boursière du NASDAQ 100 et 20% du S&P 5008, soit environ 5000 milliards de dollars, etc.
Ces géants du numérique ont acquis les dimensions d’un état. Mais ce qui est tout à fait particulier, ce sont moins ces dimensions que la dynamique générale qui pousse inexorablement leur croissance, quoiqu’il se passe, et il ne semble pas y avoir de « main invisible » régulatrice de ce phénomène. La crise du coronavirus n’a d’ailleurs pas entamé leur capitalisation boursière et a, bien au contraire, favorisé leurs activités. Le numérique est promis à un bel avenir9 :
McKinsey estime que dans dix ans, 30% de la production brute mondiale [ gross economic output ] viendra de ces entreprises qui opèrent un réseau d’activités interconnectées, comme Amazon, Alibaba, Google, and Facebook.
En effet, ces firmes numériques sont à la tête de réseaux d’activités interconnectées dont aucun « profane » ne saisit bien les ramifications. Ainsi, Amazon n’est pas qu’un vendeur de produits en ligne mais propose également de gigantesques services cloud (Amazon Web Services, qui opère Netflix par exemple), Google n’est pas qu’un moteur de recherche et sa maison-mère Alphabet s’occupe aussi de domotique, de biotechnologies, de réseaux de communication, de drones…, Facebook est principalement un réseau social mais a racheté des dizaines d’entreprises dans des domaines aussi variés que la réalité virtuelle, les jeux vidéo, la musique… et a même envisagé la création d’une monnaie virtuelle, le Libra, inquiétant sérieusement quelques banquiers centraux. Enfin, Apple ne propose pas seulement des ordinateurs, des smartphones ou des montres, et s’est étendu depuis de nombreuses années dans les services, qu’il s’agisse de la musique, des jeux vidéo, de l’agrégation de contenus, du paiement, de la télévision…
Mais le motif pour lequel le sous-comité antitrust a auditionné Google, Amazon, Facebook et Apple plutôt que d’autres grandes firmes numériques, c’est leur situation de monopole ou de pouvoir dominant sur un marché bien identifié. En l’occurrence, même si elles ont de multiples activités interconnectées, le sous-comité s’est saisi des GAFA sur le fait que :
- Facebook a un pouvoir de monopole sur le marché des réseaux sociaux.
- Google a un pouvoir de monopole sur le marché de la recherche en ligne et de la publicité autour de cette recherche.
- Amazon a un pouvoir significatif et durable sur le marché de la vente en ligne aux États-Unis.
- Apple a un pouvoir significatif et durable sur le marché des systèmes d’exploitation pour mobiles.
Cependant, les analyses qui suivent s’appliquent également à d’autres acteurs du numérique et révèlent des failles générales en matière de réponse et d’adaptation de nos vieux systèmes au monde numérique. Dans ce « jeu des GAFA », il y a un ensemble de « cartes » et nous allons commencer par celles décrivant les effets de leur domination, tels qu’ils sont relevés par le sous-comité antitrust aux États-Unis.
B) Les 9 « cartes effets »
If you’re competitor-focused, you have to wait until there is a competitor doing something. Being customer-focused allows you to be more pioneering.
Jeff Bezos – Amazon
E1
Grâce à leurs gigantesques plateformes, les GAFA s’insèrent désormais comme des « gatekeepers », des « portiers », sur un ensemble considérable de marchés qui auparavant n’étaient pas intermédiés. Pour ne donner que quelques exemples, Google pratique le gatekeeping entre la presse et les lecteurs, Amazon entre fournisseurs et consommateurs, Facebook entre annonceurs et membres du réseau social, Apple entre les développeurs d’applications et les utilisateurs… Notons aussi que des entreprises comme Uber, Booking, TripAdvisor, etc. jouent exactement le même rôle mais sur des marchés verticaux tandis que les GAFA exercent aussi leur puissance globalement et horizontalement. Cette position de portier octroie des avantages auxquels il est difficile de résister…
E2
Puisque les GAFA s’intercalent entre les fournisseurs et consommateurs, ils connaissent (numériquement) beaucoup de leurs relations et par conséquent de la dynamique des marchés concernés, quels qu’ils soient. Il est dès lors possible d’identifier très tôt un concurrent potentiel et de proposer un service concurrent, mieux distribué, moins cher ou plus qualitatif, notamment lorsque ce service dépend de données que les GAFA détiennent en plus grand nombre que n’importe quel autre acteur. Le gatekeeper joue ainsi sur les deux tableaux (« dual role ») : intermédiaire entre un fournisseur et un consommateur et fournisseur concurrent du même service.
Prenons l’exemple de Sonos10, fabricant d’enceintes. En 2013, Sonos s’est rapproché de Google pour rendre ses enceintes interopérables avec Google Play Music puis les a proposées à la vente sur Amazon. Aucune méfiance de la part des dirigeants de Sonos : « Google est une entreprise internet, et ne fabrique pas d’enceintes ». Amazon ne fabriquait pas d’enceintes non plus… Et pourtant ! Google et Amazon ont sorti leurs propres enceintes, moins chères, en copiant, aux dires de Sonos, la technologie Sonos, et en vendent désormais bien plus. Le témoignage d’un investisseur devant le comité d’enquête rend bien compte de la situation :
Amazon, c’est comme le soleil. Il est utile mais aussi dangereux. Si vous êtes assez loin, vous pouvez vous prélasser. Si vous vous approchez trop, vous serez incinéré. Il faut donc être assez loin d’Amazon et faire quelque chose qu’ils ne feraient pas. Si vous êtes un consommateur net de l’infrastructure d’Amazon, comme Uber, alors tout va bien, du moins tant qu’Amazon ne veut pas se lancer dans le covoiturage. Mais il est difficile de prévoir dans quoi Amazon veut s’engager. S’ils devaient s’arrêter au commerce de détail et à l’informatique, vous êtes en sécurité. Mais vous ne pouvez pas savoir.
Le dual role permet ainsi d’identifier, de surveiller et éventuellement de bondir de façon totalement asymétrique sur n’importe quel territoire prometteur pour l’arrimer au réseau d’activités interconnectées existantes.
E3
Dès lors, sans surprise, de nombreux témoignages rapportés lors de l’investigation ont fait part d’un véritable climat de peur : les mesures de rétorsion contre une entreprise qui ne se plierait pas aux règles peuvent être brutales. Le sous-comité rapporte ainsi les propos de certains témoins restés anonymes :
« Ce serait un suicide commercial d’être dans le collimateur d’Amazon… Si Amazon nous voyait critiquer, je ne doute pas qu’ils nous retireraient notre accès et détruiraient notre entreprise. » […] « Compte tenu de la puissance de Google et de ses actions passées, nous sommes aussi très franchement préoccupés par les représailles. »
Ou encore :
Un avocat représentant les développeurs d’applications a déclaré qu’ils « craignent des représailles de la part d’Apple » et sont « inquiets que leurs communications privées soient surveillées, afin qu’ils ne dénoncent pas les comportements abusifs et discriminatoires ».
Le pouvoir de rétorsion d’un gatekeeper est techniquement réel et il a de nombreuses façons de procéder à l’ « exécution » d’un fournisseur. Les deux principales consistent 1) à modifier unilatéralement les termes contractuels et financiers et 2) à modifier les conditions techniques du gatekeeping, comme par exemple changer les paramétrages d’un moteur de recherche (on connaît bien les effets potentiellement mortels d’un déréférencement pour nombre de petites entreprises) …
E4
Une motivation essentielle des réglementations antitrust est de garantir une pression concurrentielle suffisante pour stimuler l’innovation. Or, les GAFA semblent avoir acquis une position dominante au point de poser aux États-Unis un vérityable problème de dynamisme11. Ainsi cet exemple contre-intuitif vu d’Europe :
Le « taux d’entrepreneurship », défini comme la part des startups et jeunes entreprises dans l’économie [ américaine ], est tombé de 60% en 1982 à 38% en 2011.
De même, en 2011, le nombre d’emplois détruits dans le secteur des hautes technologies était supérieur au nombre d’emplois créés, alors qu’en 2000 c’était encore très nettement l’inverse. Tous les indicateurs montrent un affaissement tendanciel des États-Unis en matière de vigueur entrepreneuriale et de capacité à innover. L’une des raisons est la suivante : les marchés dominés par les GAFA sont devenus ce que les investisseurs appellent des « kill zones », des marchés où les startups qui chercheraient à les concurrencer frontalement se feraient rapidement identifier et éliminer. Selon le sous-comité antitrust, aucun investisseur ne cherche plus à accompagner un projet entrepreneurial qui chercherait à proposer de meilleurs produits ou services que ceux des GAFA, leur pouvoir de gatekeeper pouvant les conduire à tuer dans l’œuf un tel projet. Au mieux, les investisseurs accompagneront l’entreprise jusqu’à leur rachat par l’un des GAFA ou par une autre entreprise du numérique, mais aucun ne prend plus le risque de les accompagner jusqu’à une très aléatoire indépendance boursière. Donc :
Les introductions en bourse étant devenues plus coûteuses et plus longues au cours des dernières décennies, les sociétés de capital-risque ont préféré réaliser leurs investissements par le biais d’acquisitions plutôt que sur les marchés publics.
L’innovation est freinée car des entreprises n’osent même pas naître et les autres sont rapidement rachetées par les GAFA. Pour la seule année 2020, la liste des acquisitions est impressionnante. Pour Amazon : Zoox, pour 1,2 milliards de dollars, dans le domaine des véhicules autonomes. Pour Apple : Spaces (réalité virtuelle), Mobeewave, Fleetsmith, NextVR (réalité virtuelle), Inductiv, Voysis et Xnor.ai (intelligence artificielle), Dark Sky. Pour Facebook : Giphy, Ready at Dawn et Sanzaru Games (réalité virtuelle, jeux vidéo), Mapillary, Scape Technologies. Enfin pour Google : Stratozone (cloud), North, Looker (big data pour 2,6 milliards de dollars), Cornerstone Technology, AppSheet, Pointy…
Ce sont ainsi des centaines d’acquisitions qui ont bloqué la route à toutes ces entreprises qui pouvaient envisager de développer des produits et services véritablement nouveaux et frais. Résultat : « Les nouveaux produits ou services disruptifs sont remplacés par des modifications lentes et incrémentales conçues pour protéger les firmes en place et les sources de revenus existantes ».
E5
La position dominante des GAFA affaiblit également la protection des données. Pourquoi ? Parce que l’extraordinaire quantité de données collectées via leurs plateformes leur octroie un avantage concurrentiel essentiel. Ces données extrêmement riches (pensons un instant aux traces que nous laissons chez Facebook, Google, Amazon, Apple… et à leurs services affiliés comme Instagram, Messenger, WhatsApp, Gmail, Alexa, iTunes, etc.) restent en effet chez eux, dans ce que l’on qualifie de « walled garden », de jardin clos, et restent donc leur monopole. A l’intérieur de ces jardins clos, la protection de la vie privée n’est pas un sujet et donc « le pouvoir enraciné des entreprises dont la protection de la vie privée est faible a créé une kill zone sur le marché des produits qui améliorent la protection de la vie privée en ligne ».
Ainsi, souvenons-nous de l’affaire des « cookies tiers ». Ces petits fichiers, déposés sur notre ordinateur lors de la navigation, permettent aux entreprises de marketing en ligne de suivre notre activité de site en site et de mieux cibler les publicités. Quoique l’on pense de ce business, les cookies tiers permet à d’autres acteurs que les GAFA de réaliser un certain nombre de croisements et donc d’avoir accès à un petit bout de jardin. Mais Apple puis Google ont décidé de mettre fin à leur existence dans leurs navigateurs sous prétexte, bien entendu, de mieux protéger notre vie privée, mais 1) cela ne leur coûte rien puisque leurs propres jardins sont immenses, et 2) comme dit l’investisseur Ram Shriram, « cela fait du mal aux jeunes entreprises qui voudraient s’engager dans la publicité en ligne tout en améliorant la protection de la vie privée ». Comme l’explique enfin David Heinemeier, cofondateur de Basecamp, dans son témoignage auprès du sous-comité antitrust :
Facebook et Google ont constitué des dossiers complets sur presque tout le monde, et ils peuvent vendre des publicités incroyablement ciblées sur cette base. Lorsque Facebook sait que vous êtes enceinte, ou pire, pense savoir que vous l’êtes, il peut cibler les publicités pour les vêtements de bébé ou les poussettes avec une efficacité frappante [ rappelons-nous aussi de Target : Données de santé, chevaux de Troie ]. Mais […] toute publicité ciblée utilisant des informations personnelles recueillies sans consentement explicite et éclairé constitue à un certain niveau une violation de la vie privée. Et Facebook et Google tirent d’immenses bénéfices en vendant ces violations aux annonceurs. Les annonceurs pourraient estimer que l’achat de ces violations va à l’encontre de leur éthique, mais ils ne voient pas d’autre choix que d’y participer.
Ces « Walled Gardens » empêchent donc les tiers fournisseurs d’entrer et les consommateurs de sortir – voir carte suivante – et la vie privée d’être un thème d’innovation.
E6
Les coûts pour l’utilisateur d’un changement d’opérateur numérique – à supposer qu’une alternative existe – sont souvent prohibitifs. Le rapport du sous-comité antitrust souligne en particulier le cas du duopole Apple / Google en matière de systèmes d’exploitation pour smartphones (iOS / Android), ou encore celui des plateformes « cloud » comme Amazon Web Services, Google Cloud Platform ou Microsoft Azure. Ou encore, qui serait prêt à quitter Facebook, son historique, son graphe social, ses photos, son identité … devenus une partie de soi ? Qui est prêt à faire l’effort d’apprendre d’autres outils et de se déshabituer de ces « nudges » inscrits en nous depuis des années, de ces gestes automatiques que nous pratiquons parfois plusieurs heures par jour ?
E7
Nous abordons ici un effet plus délétère relevé par le sous-comité antitrust et concernant le sort du journalisme et ses impacts sur le fonctionnement démocratique aux États-Unis. Depuis 2006 les revenus publicitaires, essentiels pour financer un journalisme de qualité, ont été divisés par 2. Depuis 2004, ce sont 1800 journaux, en grande majorité des journaux locaux essentiels à la vie de la démocratie locale, qui ont été rachetés ou ont disparu, et ceux qui restent perdent progressivement leur capacité à financer leurs salles de rédaction et à retenir des journalistes ayant une vraie connaissance du terrain.
Ce déclin du journalisme est directement corrélé au rôle de gatekeeper, en particulier de Google et de Facebook, qui leur permet de capter une grande partie des revenus publicitaires et d’imposer leurs règles aux organes d’information qui ne peuvent pas se passer de leurs plateformes. C’est donc toujours le même mécanisme basé sur « Fear & Retaliation » :
[…] plusieurs éditeurs de presse ont fait remarquer que la domination de Google et de Facebook leur permet de « choisir les gagnants » en ligne en ajustant la visibilité et le trafic. Par exemple, une mise à jour de l’algorithme de recherche de Google en juin 2019 a réduit le trafic en ligne d’un grand éditeur de nouvelles « de près de 50 % » […] De même, les organismes de presse ont été négativement affectés lorsque, en janvier 2018, Facebook a ajusté son algorithme News Feed pour prioriser le contenu en fonction de l’engagement de l’audience. Selon une société d’analyse Internet, ces changements ont considérablement affecté la visibilité du contenu des nouvelles sur Facebook, entraînant une diminution de 33% du trafic de référencement de Facebook vers les sites des éditeurs d’information.
Nicolas Thomson, l’éditeur en chef de l’excellent magazine Wired, et Fred Vogelstein, l’un des contributeurs, ont une formule très parlante pour décrire la situation des organes d’information vis à vis de Facebook :
Nous sommes des métayers dans l’énorme ferme industrielle de Facebook.
Corrélativement, la contraction de la presse, en particulier locale, pousse les lecteurs à s’informer par d’autres canaux, réseaux sociaux et agrégateurs de contenus, où l’information se trouve « atomisée » et souvent non vérifiée. Les contenus en provenance de sources éditoriales côtoient dans la plus grande confusion les simples opinions, ce qui finit par saper la réputation des organes d’information professionnels. Les publicitaires dépendent donc désormais des grands acteurs numériques pour atteindre leurs cibles et il n’y a plus de lien direct entre une publicité et le contenu qu’elle finance : la qualité du contenu n’est plus régulée et se détériore. Et bien entendu :
Pour aggraver ce problème, le vide créé par la perte de sources d’information fiables et crédibles a été de plus en plus comblé par des informations fausses et trompeuses.
Il est évidemment difficile d’imputer directement le phénomène des fake news aux seuls GAFA, mais leur captation des revenus publicitaires a considérablement affaibli les moyens disponibles pour une information de qualité. Malheureusement, les lecteurs ne semblent pas prêts à se substituer aux annonceurs pour financer une presse libre et indépendante (par exemple en France, seuls 15% des français sont prêts à payer pour une information digne de confiance, et 7% payent concrètement12).
Cet affaiblissement inédit de la presse pèse bien entendu sur la vie démocratique américaine. Les GAFA partagent peut-être ce point de vue, mais ne sont-ils eux-mêmes piégés par leur propre puissance ?
E8
Le sentiment d’invulnérabilité de ces firmes est tout à fait frappant et symptomatique. Leurs pratiques sont évidemment connues et plusieurs affaires et scandales sont venus émailler leur histoire. Mais jamais elles ne semblent avoir éprouvé le moindre danger ni par conséquent modifié substantiellement leurs pratiques. A chaque fois, cela passe, et cela passe par nos failles.
On ne donnera ici que ce seul exemple souligné par le sous-comité antitrust, celui de Facebook. En juillet 2020, Facebook a fait l’objet d’un boycott publicitaire de la part de centaines d’entreprises dont Disney, Coca-Cola ou General Motors (la campagne appelée « Stop Hate for Profit »13), qui ont annoncé le retrait de 7 milliards de dollars de contrats publicitaires. Rien que ça ! Mais Facebook, comme le rapporte le Jamie Raskin, membre du Congrès et du sous-comité antitrust, « n’a pas eu l’air impressionné par cette opération ». Marc Zuckerberg a toutefois reconnu lors de son audition que « cela atteint notre réputation », mais que son entreprise était à l’abri de toute menace de grands annonceurs grâce à la bien plus large part des revenus générés par les petits annonceurs. Dans un meeting interne, Zuckerberg a indiqué à ses troupes que Facebook « n’allait pas changer ses pratiques sur quel que sujet que ce soit à cause de la menace sur un petit pourcentage de ses revenus ou sur n’importe quel pourcentage de ses revenus ».
Les tribunaux ont même noté une tendance de ces entreprises à récidiver malgré les condamnations. Mais ce n’est pas seulement un sentiment d’impunité : à l’abri de leur immense jardin clos, elles semblent habitées par une profonde indifférence aux opinions contraires.
E9
Pour terminer cette inventaire – partiel – des « cartes effets », rappelons-nous qu’en matière de numérique, et comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises dans ce carnet, les firmes dominantes raflent la mise selon la formule « Winner takes all ». La crainte des milieux politiques américains, désormais, est que cette situation conduise à un affaiblissement général :
Les effets de ce pouvoir de marché important et durable sont coûteux. La série d’auditions de la sous-commission a produit des preuves significatives que ces entreprises exercent une domination qui conduit à éroder l’esprit d’entreprise, à dégrader la vie privée des Américains en ligne et à saper le dynamisme de la presse libre et diversifiée. Il en résulte moins d’innovation, moins de choix pour les consommateurs et une démocratie affaiblie.
Les États-Unis devront donc parvenir tôt ou tard à exercer un meilleur contrôle sur ces firmes géantes au risque de basculer dans une autre forme de régime politique. Le dilemme est considérable : dans un environnement concurrentiel mondial féroce, notamment en matière de capacités numériques dont on peut observer ici les puissants effets, les GAFA ont beau être « BAADD » (« big, anti-competitive, addictive and destructive to democracy »), ce sont aussi des instruments objectifs du pouvoir américain sur la scène mondiale.
C) Les 11 « cartes causes »
People should have values, so by extension, a company should. And one of the things you do is give back. So how do you give back? We give back through our work in the environment, in running the company on renewable energy. We give back in job creation.
Tim Cook – Apple
Comment les GAFA et autres géants du numérique en sont-ils arrivés là, entraînant aujourd’hui l’émoi des États-Unis et d’autres démocraties comme l’Europe, l’Australie ou encore l’Angleterre ? Avant de replonger dans les analyses du sous-comité antitrust, il faut conserver à l’esprit au moins ces trois causes générales : l’ultracapitalisme, l’optimisation fiscale et le « story telling » bien particulier de ces entreprises.
C1
Nous avions résumé les mécanismes de l’ « ultracapitalisme », au sens proposé par l’économiste Michel Volle, dans l’article Elon Musk, vassal spécial consacré à l’étude des phénomènes qui ont rendu possibles des projets pharaoniques tels que ceux d’Elon Musk. Cet ultracapitalisme, dont le « capitalisme de plateforme » est un avatar, a permis l’émergence de firmes géantes de la taille d’un État comme nous le relevions plus haut. Il est, rappelons-le, fondé sur une prise de risque maximum qui conduit nécessairement à des comportements prédateurs, dont nous venons de voir quelques exemples avec les « cartes effets ».
Une fois les énormes investissements digérés, il reste pour les autres d’infranchissables barrières à l’entrée. Mieux encore, non seulement ces firmes sont à l’abri derrière ces barrières mais elles ont accès à ce « paradis » des coûts marginaux faibles voire nuls et qui renforce encore leur domination (« Google peut mettre à jour Google Agenda pour 100 millions d’utilisateurs avec des dépenses fixes similaires à celles qui seraient nécessaires pour une fraction seulement de ces utilisateurs », etc.). Ainsi en va-t-il également des coûts d’accès à des marchés adjacents.
C2
La « cavalerie » de l’ultracapitalisme exige aussi de réduire autant que possible les externalités fiscales (sujet déjà évoqué ici dans le cas d’Amazon : Homo Amazonus). Les lieux d’exigibilité des taxes et impôts doivent donc être séparés, lorsque c’est légalement possible, des lieux ou s’opère la plus-value économique, là en particulier où les données sont captées. Ainsi, pouvait-on lire en 201714 :
Apple a accumulé 252,3 milliards de dollars de bénéfices à l’étranger sur lesquels elle n’a pas payé un centime d’impôts aux États-Unis. […] En conservant ces bénéfices à l’étranger, Apple évite 78,5 milliards de dollars d’impôts aux États-Unis.
Mais cette situation est parfaitement absurde puisque ces faramineux bénéfices restent bloqués à l’étranger et n’irriguent ni Apple ni l’économie américaine ! L’époque semble révolue où Steve Jobs aurait su quoi faire de cet argent… Panne d’inspiration ? Panne d’innovation ?
Il a fallu attendre l’administration Trump pour mettre fin à cette situation et pouvoir rapatrier ces sommes stériles non sans avoir fait quelques concessions. Ainsi Apple, et aussi Microsoft, Facebook, Amazon et Alphabet (Google) ont dépensé quelques millions de dollars en lobbying pour obtenir un solde de tout compte fiscal (« tax holiday ») au taux de 15,5% au lieu de 35%15. Ces millions ont été largement rentabilisés puisque Apple a ainsi économisé 40 milliards de dollars de taxes, soit un « cadeau » de 120 dollars consenti par chaque américain.
C3
Bien entendu, en dépit des causes puissantes que nous allons continuer à détailler, ces firmes n’auraient pas pu se déployer sans bénéficier d’une image positive, voire très positive, auprès des consommateurs et des citoyens. Ainsi, pendant longtemps, les GAFA se sont attachés à cultiver une image « sympathique, en marge de l’establishment, parfois rebelles et engagées »16. Mais depuis 2016 plusieurs affaires ont entamé ce storytelling qui, quoiqu’il en soit, ne pouvait plus résister à une puissance devenue trop visible.
La nouvelle image devant permettre de passer ce cap difficile, c’est désormais celle de firmes « éthiques » mais, plus encore, socialement responsables, écologiques, engagées pour l’emploi, pour l’aide à la résolution de la crise du coronavirus, etc. Elles se placent donc sur un terrain qui n’est plus en marge et « libérateur » mais au contraire au cœur des préoccupations mondiales qui conduisent à un renforcement généralisé de la surveillance. Mais reconnaissons que leur puissance est telle qu’au-delà de l’image, elles disposent bien d’une réelle capacité à résoudre certains maux du monde, du moins ceux qu’elles auront désigné comme tels.
C4
Passons maintenant aux principales causes de cette situation de monopole et de pouvoir de marché dominant relevées par le sous-comité antitrust lui-même. Tout d’abord le lobbying dont nous avons pu apprécier l’importance et la « rentabilité » :
En dehors du lobbying traditionnellement déclaré et réglementé, les entreprises ayant un pouvoir de marché et des fonds disponibles constituent des groupes de réflexion et de défense des intérêts à but non lucratif pour orienter le débat politique. Par exemple, Facebook, Google et Amazon auraient fait des dons importants à l’American Enterprise Institute (AEI), qui, à son tour, a fait valoir que les critiques antitrust à l’encontre des grandes plateformes sont « étonnamment fragiles ».
Pour contrer l’antitrust, le lobbying est une nécessité afin d’affaiblir les velléités de réglementer risquant d’entamer pour de bon ces situations de pouvoir dominant.
C5
Qu’il s’agisse d’ultracapitalisme, de lobbying, d’optimisation fiscale ou de storytelling ces « causes » générales ne sont pas spécifiques des GAFA, même si ces entreprises en ont fait un usage systématique et conforme à leurs dimensions. Il existe des causes propres au numérique et qui font de Mundus Numericus, à notre connaissance, un système de concentration de puissance inédit dans l’histoire économique.
La première cause est ce que nous pouvons appeler la « bivalence de l’information numérique », qui est à la fois immatérielle par sa signification et, disons, matérialisée dans les systèmes numériques (cette bivalence la rapproche d’ailleurs beaucoup d’une monnaie). Celui qui possède les systèmes numériques et les droits algorithmiques (les plateformes) disposant seul du pouvoir de « matérialisation », il est aussi le seul à disposer du pouvoir faire le choix suivant : soit faire payer l’immatériel, le service final au consommateur, soit faire payer le « matériel » c’est-à-dire l’information électronique, voire faire payer les deux. Encore aujourd’hui, dans la plupart des cas, le choix rationnel consiste à faire payer le « matériel », aux annonceurs par exemple, et à proposer au consommateur la quasi-gratuité de l’immatériel (le lecteur intéressé par l’économie pourra aussi se référer aux « marchés bifaces » étudiés par le prix Nobel français Jean Tirole et la Toulouse School of Economics).
Le point central c’est que ce nouveau pouvoir de choix propre au numérique modifie profondément la nature du pouvoir de marché traditionnel qui consiste à contrôler les prix (« pricing power »). En effet, la conséquence de la gratuité pour nous, c’est que, comme dit l’adage, « le produit c’est nous » ou plus exactement c’est le « matériel » de nos données vendu par exemple aux annonceurs. Nous ne sommes plus consommateurs mais consommés. Par conséquent, le nouveau pouvoir, tel qu’il est décrit par le sous-comité antitrust, consiste à pouvoir collecter toujours davantage de données sans perdre d’utilisateurs ni faire face à une réaction des marchés. Le fameux « pricing power » est remplacé par un « privacy power », une sorte de pouvoir d’ « attenter » à la vie privée sans être sanctionné.
Les GAFA possèdent ce nouveau pouvoir de marché. Ils peuvent, bien davantage que d’autres acteurs économiques, collecter nos données sans que nous les quittions. Mais pourtant, comme le souligne le rapport, « 85% des américains se sentent concernés par la quantité d’informations dont les plateformes disposent ». C’est ce que l’on appelle le « Privacy Paradox »17 : les utilisateurs se déclarent concernés par leur vie privée mais ne font rien pour la préserver. Il y a de nombreuses explications à ce phénomène dont celle-ci :
L’opacité de la collecte et de l’utilisation des données contribue à la confusion des consommateurs et à la perception erronée qu’ils ne se soucient pas de leur vie privée […] simplement parce qu’ils utilisent des services qui sont devenus essentiels.
Les utilisateurs savent implicitement que leur vie privée est exposée mais, ne sachant pas précisément comment leurs données sont exploitées, ni lesquelles, ils ne perçoivent pas d’obstacle précis à l’utilisation des services proposés. Voici donc le nouveau pouvoir de marché des GAFA dont le modèle de gratuité a transformé les utilisateurs en produits à peu près inertes.
C6
Le numérique a également ceci de particulier que les « économies d’échelle réalisées par l’acquisition de données permettent aux plates-formes d’obtenir davantage des consommateurs que les consommateurs obtiennent d’elles ». Cet avantage est central pour le jeu gagnant des grandes plateformes en matière d’économie de la donnée. De quoi s’agit-il ?
On pourrait croire que si le consommateur était délivré du Privacy Paradox, il serait capable d’anticiper les conséquences négatives pour sa vie privée de la transmission de ses données à un tiers (annonceur, fournisseur…). Il pourrait donc demander une compensation, à Facebook par exemple, pour acquérir ses données et les transmettre. Mais ce mécanisme économique, qui finirait par aboutir à une sorte de « compensation d’équilibre » et à un pouvoir retrouvé par le consommateur sur ses données, est en réalité illusoire. Car « cet argument ignore l’aspect social de la donnée »18. En effet, l’appréciation par le consommateur de la « valeur » de ses données ne tient compte que de ses propres coûts et bénéfices à lui, qui sont réels mais qui restent modestes au regard des bénéfices bien supérieurs pour la plateforme et qu’il n’a aucun moyen d’apprécier : ses données à lui fournissent également à la plateforme des informations sur les autres. Par exemple « l’historique de localisation d’un individu dans Google Maps peut révéler de l’information utile et sensible sur d’autres individus » auxquels il est par ailleurs relié. Ces externalités masquées, d’une valeur considérable pour les plateformes, n’auront jamais à être compensées puisqu’elles n’entrent pas dans la valeur perçue par l’utilisateur de ses propres données.
C’est pourquoi, vendre ou demander une compensation contre l’usage de ses données ne fait jamais l’objet, via des intermédiaires aussi puissants que les GAFA en tout cas, d’un échange économique équilibré : le coût pour ces intermédiaires sera toujours bien plus faible que la valeur « sociale » qu’ils retireront de ces données grâce aux gigantesques capacités de croisement dont ils disposent.
C7
Les acteurs du numérique font tous un usage savant de la « captologie » ou du « behaviour design », cet ensemble de techniques issues du design et de la psychologie destinées à capter l’attention des utilisateurs de services numériques en suscitant des comportements addictifs (Nos secondes natures). Et cela a plutôt bien réussi ! Le rapport souligne à juste titre que ce « manipulative design » et notamment les « dark patterns »19, sont l’une des causes essentielles de l’affaiblissement de libre-arbitre des utilisateurs vis-à-vis de ces plateformes en ligne :
Les interfaces conçues par « manipulative design » sont devenues omniprésentes pour augmenter la probabilité que les utilisateurs consentent à leur tracking. Ces incitations comportementales [ nudges ] – appelées « dark patterns » – sont [ aussi ] couramment utilisées sur les marchés du suivi et de la publicité en ligne pour renforcer le pouvoir de marché d’une entreprise et maximiser la capacité d’une entreprise à tirer des revenus de ses utilisateurs.
Ces techniques sont utilisées de toutes les manières possibles par les GAFA. C’est de bonne guerre : c’est du bon design, c’est du bon travail. Faut-il donc vraiment déplorer cette cause ?
Les mystères de l’antitrust…
Les causes précédentes étant inhérentes au système économique et financier et au monde numérique, elles échappent à toute possibilité de régulation directe. C’est pourquoi il faut en passer par des réglementations antitrust a posteriori. Ces réglementations sont apparues pour la première fois aux États-Unis afin de modérer les excès d’un capitalisme devenu capable, dès la fin d’un XIXème siècle et la révolution industrielle, de produire des conglomérats rivaux du pouvoir démocratique. Le Sherman Anti-Trust Act de 1890 inaugure ainsi le droit de la concurrence moderne dans le monde et fut complété en 1914 par le Clayton Antitrust Act. Ils ont permis le démantèlement d’American Tobacco et de la Standard Oil en 1911, ou encore de AT&T en 1982 après 6 ans de procédure.
Alors si aujourd’hui les GAFA représentent, aux dires mêmes du sous-comité antitrust, un péril démocratique imminent, comment expliquer que ces réglementations antitrust n’aient pas déjà été appliquées ?
Les entreprises du secteur numérique n’ont pas toujours échappé aux investigations. IBM a été épinglée en 1982 mais les poursuites furent abandonnées. Plus tard, Microsoft fut accusé en 2001 d’intégrer son navigateur Internet Explorer à son système d’exploitation Windows, barrant la route à ses concurrents d’alors, NetScape et Opera20. Il y eut un « arrangement » qui permit à Microsoft de conserver plus ou moins son avantage, mettant à nouveau en évidence l’adage d’invulnérabilité et faisant dire à certains journalistes : « la seule façon pour Microsoft de mourir c’est par suicide ». Dernière affaire, en 2013, Apple fut effectivement poursuivi et condamné, accusé avec cinq autres éditeurs (dont Hachette), de contrevenir au Sherman Anti-trust Act en s’étant entendu pour augmenter le prix des e-books21. Apple fut finalement condamné à payer 450 millions de dollars d’amende en mars 2016, une somme dérisoire comme nous l’avons vu plus haut.
Ces quelques cas montrent bien l’inadéquation de lois antitrust qui frappent rarement malgré l’évidence, ne s’emparent que de sujets plutôt anecdotiques et ne provoquent aucun changement notable ni dommage réel pour les entreprises concernées. Si ces lois convenaient à l’époque des grands conglomérats industriels, les GAFA sont aujourd’hui à l’abri dans un vaste angle mort. Alors quelles sont les principales causes de l’impuissance de l’antitrust dans ce nouveau monde numérique ?
C8
Le cas d’Apple est révélateur : les autorités ont agrippé un sujet classique de pouvoir de marché par les prix qui est un quasi non-sujet puisque que le réel pouvoir de marché, comme nous l’avons souligné, est celui de la gratuité en contrepartie d’un droit d’« attenter » à la vie privée. Or, selon le Sherman Act définit un monopole comme la capacité à fixer les prix pour exclure des concurrents… Cet angle mort concerne bien entendu davantage des firmes comme Google et Facebook qui proposent gratuitement leurs services monopolistiques au consommateur.
C9
Nous avons relevé le pouvoir de gatekeeper (cartes E1/E2) qui permet d’identifier très tôt une entreprise ou startup concurrente ou complémentaire et d’en faire l’acquisition. Les GAFA croissent ainsi sans discontinuer et constituent des monopoles (dans le cadre d’un jeu de concurrence monopolistique) et des pouvoirs de marché exclusifs sans le moindre bronchement antitrust jusqu’à ce jour. Le sous-comité antitrust tire la conclusion :
N’ayant pas accès à ces mêmes informations ou n’appréciant pas leur importance, les autorités chargées de l’application de la loi peuvent ne pas identifier ces acquisitions comme étant anticoncurrentielles. C’est d’autant plus vrai lorsque la plate-forme dominante achète une menace naissante avant qu’elle ne soit devenue une rivale à part entière.
Bref, ces acquisitions dans l’œuf, qui consolident des marchés futurs, passent sous les radars de l’antitrust et consolident le pouvoir des GAFA avant que celui-ci ne devienne manifeste.
C10
Troisième angle mort : « aujourd’hui, le préjudice concurrentiel peut résulter d’accords commerciaux bien plus divers que les accords horizontaux conclus entre des vendeurs puissants et concurrents. Les accords horizontaux ont trop souvent été traités comme le point zéro de la législation antitrust »22. Or, au royaume de la concurrence monopolistique, les consolidations ne sont que très rarement horizontales (il y eut quelques cas notables, comme Facebook / Instagram). La menace anticoncurrentielle surgit désormais aussi, si ce n’est davantage, de consolidations verticales connectées horizontalement. Épargnons cette fois les GAFA et considérons le cas de Microsoft, qui bénéficie d’une très forte position dans les systèmes d’exploitation avec Windows, dans le cloud avec Azure, dans le réseau social professionnel avec LinkedIn, etc. mais Microsoft cherche aussi à « verticaliser » ces positions en entrant dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la formation, de l’industrie du futur, etc. Il faut alors repenser les critères ou présomptions de monopole ou plutôt de pouvoir de marché dominant à l’aune de la puissance acquise sur ces positions verticales, la santé par exemple, du fait de leur intégration horizontale via les plateformes opérées par ces acteurs.
C11
Enfin, il est possible que la culture libérale qui imprègne la société américaine n’incite pas naturellement à l’application des réglementations antitrust. En effet, d’une part, cette « culture » se traduit in fine par une asymétrie entre l’action antitrust et l’inaction23 :
Les actions antitrust doivent être défendues devant les tribunaux ainsi qu’auprès du public, et étant donné que le plaignant pourrait perdre, l’action légale est risquée. […] Mais l’inaction ne présente pas un risque symétrique ; aucun juge ne réprimandera les autorités antitrust après qu’une fusion autorisée a entraîné une hausse des prix ou une diminution de l’innovation ; aucun tribunal ne réprimandera le gouvernement pour avoir refusé de contester un comportement d’exclusion nuisant à la concurrence.
Et par conséquent, il est beaucoup moins risqué de ne rien faire. D’autre part, le libéralisme entretient toujours cette vieille idée que les marchés ont la capacité de s’autoréguler et de corriger leur « vices » sans l’intervention de l’État. Mais le cas des GAFA notamment fait naître une prise de conscience24 :
[ il faut reconnaître que ] le marché ne corrigera pas de lui-même une application insuffisante des lois antitrust [ underenforcement ]. Il est illusoire, par exemple, de s’attendre à ce qu’une entreprise entre toujours sur un marché pour s’attaquer aux profits des monopoles. Une entreprise dominante peut utiliser ses bénéfices pour racheter de petits entrants, construire des barrières à l’entrée ou mettre en place le soutien d’un régulateur pour supprimer le rival. Il est donc plus que temps de remettre en question l’hypothèse selon laquelle les marchés s’autocorrigeront toujours, et en temps voulu.
Le « mystère » de l’inaction de l’antitrust jusqu’à ce jour semble donc résolu si l’on considère ces quatre causes : C8) la (quasi) gratuité des services, C9) les multiples acquisitions hors critères antitrust ou anticoncurrentiels, C10) la consolidation verticale hors de la doctrine antitrust usuelle et enfin C11) le bain culturel libéral. Une prise de conscience émerge cependant aux Etats-Unis avec le travail du sous-comité antitrust qui entraîne d’autres actions dans son sillage.
D) Les 8 « cartes remèdes » de l’antitrust
[ Google ] Nest is one vertical implementation of a set of smart products for the home. But we will support other people’s smart products for the home.
Sundar Pichai – Google
A l’issue de ses investigations, le sous-comité antitrust a consulté un panel bipartisan d’experts. Il a également interrogé des experts venant d’autres domaines connexes, ainsi que Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne dont on connaît l’action vigoureuse en matière de régulation de la concurrence, et Rod Sims, redouté président de l’ACCC (Australian Competition and Consumer Commission)25. L’Europe et l’Australie ont été en effet parmi les premières à s’émouvoir de la puissance des grands acteurs du numérique et à proposer, voire à mettre en œuvre, des actions régulatrices.
Mais nous poursuivons ici l’examen de l’analyse américaine du sujet, celle inspirée par ce « péril démocratique » causé par leurs propres entreprises, et nous allons maintenant passer en revue quelques-unes des solutions proposées par le sous-comité antitrust. Ces solutions sont de trois types : (1) favoriser une concurrence loyale sur les marchés numériques ; (2) renforcer les lois relatives aux fusions et à la monopolisation ; et (3) rétablir une surveillance et une application déterminées des lois antitrust.
Ces chapitres finaux du rapport sont consacrés à un ensemble de mesures d’ordre réglementaire, qui visent à adapter l’antitrust et les règles de la concurrence à cette situation nouvelle créée par le numérique et, surtout, à remettre cette question entre les mains d’un Congrès qui a délégué ce sujet aux juridictions et aux agences antitrust, contribuant ainsi à rendre l’action antitrust « trop technique et essentiellement dépendante de l’économie », donc inefficace. Il s’agit en quelque sorte de repolitiser le sujet et donc, pour les citoyens que nous sommes, de le comprendre.
R1
Il s’agit ici de modérer le « dual role » en interdisant à ces entreprises de concurrencer des fournisseurs qui dépendent de leurs plateformes. Il est rappelé ce vieil exemple tout à fait similaire à celui des plateformes numériques. A la fin du XIXème siècle, une enquête a montré que certaines entreprises de chemin de fer avaient commencé une extension verticale sur le marché du charbon. Elles pouvaient alors transporter leur propre charbon tout en sapant le business des autres producteurs de charbon qui empruntaient leurs rails. Le Congrès leur a dès lors interdit de transporter toutes marchandises qu’ils produisaient eux-mêmes où dans lesquelles ils avaient des intérêts.
Si l’intention aujourd’hui est la même, le sous-comité antitrust semble beaucoup plus prudent et ne parle pas d’interdiction pure et dure mais de « séparer structurellement » les lignes de business concernées, en les vendant par exemple à une entité extérieure ou en imposant un fonctionnement de ces lignes rigoureusement distinct des autres opérations (?). Cette prudence – et cette complexité – s’explique peut-être la nécessité d’un compromis bipartisan autour des mesures proposées.
R2
Cette règle classique consiste à ne pas utiliser sa position de gatekeeper pour privilégier un fournisseur ou son propre service dans le cadre d’un « dual role ». Le sous-comité antitrust s’inspire ici de la décision de la Commission européenne d’infliger à Google une amende de 2,42 milliards de dollars en 201726. La Commission a rappelé à ce sujet que « la domination d’un marché n’est pas en tant que telle illégale selon les règlements antitrust européens ». C’est plutôt l’abus de position dominante qui est en cause en ce qu’il conduirait à une distorsion de concurrence. Google avait ainsi systématiquement placé son propre comparateur de produit, Google Product Search, en tête des résultats de recherche, défavorisant les comparateurs concurrents et ne permettant pas aux consommateurs de les choisir par leurs mérites.
On note que dans le cas de Google, il s’agissait non pas d’interdire mais d’affaiblir un « dual role » en mettant son propre service sur un plan d’égalité concurrentiel. La mesure de non-discrimination n’est donc qu’une version affaiblie du remède précédent de séparation. Là encore, le sous-comité antitrust propose une mesure modérée, qui ne peut s’appliquer qu’au cas par cas et qui n’est en aucun cas structurelle. On remarque aussi que cette deuxième « carte » s’attaque aux effets, aux symptômes, mais pas encore aux causes. C’est l’objet de la carte suivante, mais toujours dans la modération…
R3
Nous abordons là un remède propre au numérique. Pour affaiblir les murs des terrains de jeux de GAFA et ouvrir la possibilité à d’autres acteurs d’occuper les mêmes terrains, il s’agit de favoriser ce que l’on appelle l’ « interopérabilité ». Nous expérimentons tous les jours cette interopérabilité : les mails passent sans problème d’un fournisseur à un autre, un même navigateur nous donne accès à tous les services en ligne grâce au standard HTML, tous les services dialoguent dans cette langue commune qui a donné naissance à internet, le protocole de navigation (TCP/IP) inventé en 1974 par Vint Cerf et Bob Kahn (sur la base des travaux du français Louis Pouzin…), etc. Contraindre les GAFA à davantage d’interopérabilité, par exemple entre réseaux sociaux, c’est donc soumettre leurs systèmes à respecter des « langages » communs et accessibles à tous les acteurs du numérique, permettant ainsi à tous de jouer dans un grand jardin commun. Encore faudrait-il mettre au point ces langages et pouvoir y soumettre les grandes plateformes. Encore faudrait-il identifier le régulateur en charge de définir et de faire respecter cette interopérabilité27.
R4
Cette version affaiblie de l’interopérabilité consiste à pouvoir disposer des données collectées et enrichies par un opérateur dans un format susceptible d’être transporté chez un autre opérateur. Le RGPD européen oblige déjà depuis 2018 les opérateurs à assurer cette portabilité pour les données collectées « sur le sol » européen. Mais la portabilité n’est pas l’interopérabilité. Il ne suffit pas de cliquer sur un bouton pour se transporter de Facebook à LinkedIn par exemple. Le droit nous est simplement accordé de récupérer nos données personnelles dans un format « lisible ». Le droit nous est simplement accordé de récupérer nos données personnelles dans un format « lisible », un listing. Pour changer d’opérateur, Il faudrait ensuite progressivement reconstituer tout ce qui peut l’être sur la base de ce listing :
Facebook propose un outil appelé « Download Your Information », qui offre aux utilisateurs une possibilité limitée de télécharger leurs données et de les envoyer ailleurs. Mais dans la pratique, cet outil est inutilisable à des fins de transfert, étant donné qu’il permet aux utilisateurs de ne faire que déplacer leurs photos de Facebook vers Google Photos. Un autre obstacle au changement associé à cet outil est que les utilisateurs de Facebook ne peuvent télécharger leurs données qu’au format PDF ou .zip. Le résultat est que, alors que Facebook prétend publiquement soutenir la portabilité des données, ses utilisateurs quittent rarement Facebook en raison des difficultés liées à la migration de leurs données.
L’authentique portabilité, qui consisterait à pouvoir changer numériquement d’opérateur reste une illusion, sauf dans le cas de services particuliers comme la banque ou la téléphonie.
Voyons maintenant des cartes visant plus spécifiquement à corriger les réglementations antitrust, à renforcer leur application, et à rétablir un jeu concurrentiel optimal. Ce sujet est un peu plus technique mais mérite d’être évoqué pour comprendre la difficulté de l’action antitrust, surtout semble-t-il aux États-Unis, puisque cette action consiste en une intervention de l’État dans un jeu économique pensé comme libéral.
R5/R6
Les GAFA ont procédé à plus de 500 acquisitions depuis le début des années 2000 qui ont toutes échappé à l’antitrust américain. Cette frénésie montre qu’il semble être devenu difficile pour ces entreprises d’innover de manière endogène, dévitalisant en même temps l’ensemble du tissu industriel en rayant trop tôt de jeunes entreprises du paysage. Le sous-comité antitrust propose d’y remédier en faisant en sorte que ces acquisitions ne passent plus sous les radars et puissent être sérieusement étudiées avant d’être autorisées. Il faut donc procéder à une « modification des présomptions » (« shift presumptions ») lors de l’examen d’une acquisition par un acteur dominant sur un marché.
Ainsi, par défaut, une acquisition par une plateforme dominante serait présumée anticoncurrentielle et ce serait aux parties en présence de démontrer l’inverse, c’est-à-dire de démontrer que la transaction sert l’intérêt public et qu’il n’y a pas moyen d’obtenir les mêmes bénéfices par croissance interne. Il s’agirait également de mieux contrôler l’acquisition de startups et de concurrents naissants en mettant au point une présomption que ce genre d’acquisition est anticoncurrentielle. Idem lors des acquisitions verticales, etc.
Il s’agit donc de faire évoluer la doctrine antitrust en présumant qu’une acquisition par un acteur dominant sur un marché concentré, quelle qu’elle soit, est anticoncurrentielle. Le sous-comité antitrust propose donc plusieurs mesures d’adaptation législative pour renforcer ces présomptions et renverser la charge de la preuve.
R7
Le sous-comité antitrust propose ici un dispositif législatif ad hoc pour lutter contre l’écrasement de la presse par Google et Facebook. Il s’agirait de rendre plus ou moins permanentes les dispositions du « Safe Harbor » d’une durée quatre ans mis en place en 2019 par le Congrès américain pour permettre à la presse de se regrouper et de mieux négocier avec les grandes plateformes28. Évidemment, sans ce Safe Harbor, cette autorisation spéciale, les organes de presse tomberaient sous le coup des réglementations… antitrust ! Deux observations à ce sujet. Premièrement, que le Congrès ait jugé nécessaire de créer cette dérogation montre bien l’urgence vitale du sujet et l’état des organes d’information aux États-Unis (de plus, comme si cela ne suffisait pas, régulièrement discrédités par le Président Trump lui-même…). Deuxièmement, l’antitrust s’affaiblit dès lors qu’il permet des dérogations, aussi justifiées soient-elles.
La presse a ceci de particulier qu’elle est considérée, ici comme là-bas, comme un instrument essentiel pour la démocratie, l’un des seuls capables de mettre en évidence les jeux de pouvoirs antidémocratiques. La presse n’est donc pas seulement un business et, à ce titre, on peut comprendre le caractère dérogatoire du Safe Harbor. Mais les exceptions sont toujours délicates car elles troublent et compliquent les systèmes réglementaires. Pourquoi, demain, n’y aurait-il pas un autre secteur d’activité, tout aussi essentiel, et qui devrait lui aussi déroger aux lois antitrust pour échapper aux serres des grands groupes du numérique ? Le secteur de l’éducation par exemple.
R8
Le sous-comité antitrust rappelle l’histoire du rachat par Amazon de son concurrent Diapers.com en 2013. Voilà comment cela s’est passé. « Amazon dispose d’une unité secrète – appelée « Competitive Intelligence » – chargée de commander de grandes quantités de marchandises aux concurrents pour analyser leurs activités »29. Amazon a ainsi identifié que Diapers.com, site de vente en ligne, commençait à menacer ses positions. Une acquisition a donc été proposée à la maison-mère, Quidsi, mais qui a décliné l’offre. Amazon a alors programmé ses robots de pricing pour proposer sur Amazon.com les produits vendus sur Diapers.com, mais à 30% moins cher ! Les ventes de Diapers.com ont commencé à chuter et ils ont fini par accepter l’offre d’Amazon, malgré une contre-offre meilleure de la part de Walmart. Selon le journaliste Brad Stone, « Les dirigeants de Quidsi sont restés avec le deal proposé par Amazon, en grande partie parce qu’ils avaient peur ».
Amazon a évidemment vendu ces produits à perte. Le sous-comité antitrust rapporte que Amazon était prêt à perdre 200 millions de dollars pendant un seul trimestre sur cette opération. Aux États-Unis, la vente à perte ne contrevient aux réglementations antitrust, à moins qu’elle vise à éliminer un concurrent pour ensuite augmenter librement les prix. C’est pourquoi, devant les juridictions américaines, les plaignants doivent aujourd’hui prouver que les pertes subies par leur « agresseur » du fait de son assaut tarifaire ont été ou peuvent être récupérées par la suite, autrement dit que cet agresseur n’a souffert que temporairement. C’est ce que l’on appelle la « preuve de récupération » (« proof of recoupment »). Le sous-comité réclame évidemment que cette preuve de récupération, difficile à établir par le plaignant, ne soit plus toujours nécessaire dans certaines conditions. Il devrait donc être plus facile d’aller en justice pour contrer ces mécanismes de prédation. Mais ce ne serait évidemment qu’un très léger accroc à l’ultralibéralisme.
E) Commentaires finaux
Le rapport du sous-comité antitrust fourmille d’exemples et permet de dresser un panorama assez complet des règles du « jeu des GAFA ». Ce panorama, il faut le rappeler et c’est tout son intérêt, est contemplé depuis un double point de vue. Premièrement, depuis le point de vue d’un organisme antitrust, qui fait en quelque sorte son mea culpa, et suggère des corrections dans les textes, l’oubli de certaines jurisprudences, mais surtout une action plus déterminée et plus politique. Deuxièmement, il s’agit d’un point de vue américain, un pays qui se juge perdre en dynamisme et qui estime que certains de ses fondements démocratiques sont érodés, en particulier la presse et le journalisme. Mais les remèdes proposés semblent en-deçà de ce qui serait nécessaire pour atténuer sensiblement les effets du jeu des GAFA ou remédier à ses causes profondes. C’est qu’une approche antitrust est loin de suffire : il faut désormais considérer l’ensemble de nos règles et de nos aspirations démocratiques et inviter chacun à la réflexion.
Mais avant de conclure, il faut pousser l’analyse antitrust à son terme et vérifier si le remède ultime n’a pas été suggéré. Ce n’est pas clair…
Joker
Un démantèlement du type AT&T ou Standard Oil paraît aujourd’hui exclu. D’ailleurs, le terme même de « démantèlement » n’apparaît qu’une seule fois dans les 450 pages du rapport d’investigation, et c’est pour faire allusion au cas de AT&T.
Malgré tout, l’investigation a semble-t-il fait un peu bouger les lignes puisque, pour la première fois depuis 20 ans aux États-Unis, un géant du numérique est mis en cause : Google fait aujourd’hui l’objet d’une plainte déposée en octobre 2020 par le gouvernement fédéral américain ainsi qu’une dizaine d’États. Cette plainte concerne bien entendu la situation monopolistique de Google en matière de moteur de recherche et elle s’appuie notamment sur les travaux du sous-comité antitrust. Cette situation pourrait tomber sous le coup du vieux Sherman Anti-Trust Act qui criminalise (« felony ») l’accaparement (« monopolize ») d’un secteur de marché ou d’un commerce entre États ou avec des pays étrangers. Mais que réclament les plaignants ? Notamment ceci (texte original, nous soulignons)30 :
Enter structural relief as needed to cure any anticompetitive harm.
C’est-à-dire « déclencher toute réparation structurelle permettant de remédier à tout dommage anticoncurrentiel ». Or, « structural relief » signifie en général vente d’actif… Nous verrons bien !
Des remèdes aux traitements ?
Les GAFA sont des types d’entreprise inédits dans l’histoire. La cause essentielle, selon nous, c’est la logique et la dynamique propre au système technicien numérique. Il est dans sa nature de produire des firmes monopolistiques. Donc, sauf à abandonner la technologie numérique, il faut accepter cette tendance naturelle et chercher à réguler ses effets.
Premièrement, bien entendu, en prenant en compte à court terme les suggestions des organismes antitrust en matière de réglementation et d’incitation ou d’obligation technique en matière d’interopérabilité et de portabilité des données.
Deuxièmement, à plus long terme, il faut poser la question du rôle des pouvoirs publics qui sont encore aujourd’hui dans une posture à peu près uniquement défensive et réactive de réglementation, souvent brouillonne. N’avons-nous pas un pouvoir citoyen à exercer sur ce type d’entreprises dès lors qu’elles deviennent seules à même, de par leurs dimensions d’États, d’équiper rapidement les « services sociaux numériques », en matière de santé par exemple (Données de santé, chevaux de Troie) ? Ou alors, ne pouvons-nous pas créer nos propres écosystèmes citoyens avec l’aide des pouvoirs publics ? De nombreuses initiatives et appels sur ce thème sont déjà lancés depuis plusieurs années en France et en Europe mais peinent encore à aboutir.
Enfin, il nous semble qu’il existe deux « traitements » à la portée de chacun et qui ont toujours été les meilleurs régulateurs pour tout type d’excès : l’information et l’éducation.
S’informer c’est souvent difficile, surtout en matière de numérique ou la technique n’est jamais loin, où le jargon peut décourager, où les nudges nous endorment… Mais une fois informés, même un peu, même très partiellement, nous modifions nos décisions et nos comportements ; nous recouvrons un peu de liberté. Et donc, même si nous utilisons les services des GAFA, nous équilibrons ainsi chacun un peu leur « pouvoir de marché ».
Enfin, l’éducation considère principalement le numérique comme un moyen : le numérique est au service de l’éducation. Mais il manque d’y être aussi « asservi ». Car le numérique aujourd’hui, ce n’est pas que du code. Il a une histoire, une géographie, une économie, une philosophie… et ces enseignements devraient maintenant passer par l’école, au même titre que les matières générales. Il n’y a que cette façon de former des citoyens comprenant le « jeu des GAFA » et les instruire suffisamment pour en modifier les règles, voire pour inventer leur propre jeu.
Post-scriptum : un détour par la France
En France, comme souvent en matière de numérique, nous « traduisons » en français ce que les Etats-Unis déclarent plusieurs mois ou années auparavant. Ainsi, le conseil d’analyse économique (CAE) rattaché au Premier Ministre et membre du réseau France Stratégie, vient de publier une note reprenant peu ou prou les analyses du sous-comité antitrust (mais sans les mentionner) et ajoute ne préconiser le démantèlement qu’en « dernier ressort ». Cela signifie qu’ici aussi, certaines actions commencent à être envisagées. Mais la justification du « dernier ressort » est pour le moins surprenante31 :
Les pertes d’efficacité pourraient découler, par exemple, de la perte de certaines données (moindre efficacité des algorithmes), de la réduction des économies d’envergure liées à la production par un même acteur d’un ensemble de services, ou encore, dans une perspective dynamique, d’une diminution des incitations à innover. Les consommateurs perdraient aussi le bénéfice d’utiliser un écosystème de produits ou services.
Cette formulation appelle quatre observations que le lecteur instruit des règles du « jeu des GAFA » pourra comprendre sans difficulté.
Premièrement, ce que le CAE qualifie de « perte » de données résulte de la séparation des activités du démantelé et par conséquent, bien évidemment, de la séparation des données qu’il détenait. Les algorithmes seront donc « moins efficaces ». Mais c’est bien le regroupement de ces données au sein des « Walled Gardens » qui, entre autres, entretient comme nous l’avons vu leur pouvoir de marché : le démantèlement vise précisément à y mettre fin et à restaurer un environnement concurrentiel ! Ce qu’il faut comprendre, c’est que le CAE craint une sorte de nivellement par le bas et semble demander d’examiner d’abord l’interopérabilité ou la portabilité des données. Ils oublient simplement de préciser ceci : quels algorithmes risquons-nous de niveler par le bas ? Le tracking publicitaire ? Les bulles de filtres ? Les nudges ?… Que perdrions-nous exactement ?
Deuxièmement, nous nous exposerions à la « réduction des économies d’envergure » ou d’échelle. C’est donc potentiellement un risque d’augmentation des prix pour le consommateur. C’est juste, mais ces entreprises sont tellement énormes que ces économies d’échelle sont devenues d’infranchissables barrières à l’entrée. Cet argument est de même nature que le précédent : l’avantage consommateur acquis par les GAFA ne résistera pas à leur démantèlement. Mais c’est précisément la raison pour laquelle il faudrait démanteler : rétablir un jeu équitable par la suppression de certaines barrières à l’entrée au prix de la perte de ce qui a rendu les GAFA « too big to fail ».
Troisièmement, probablement le plus étrange, un démantèlement conduirait à une « diminution des incitations à innover ». Il est possible que nous ayons mal compris, cette suggestion prenant le contrepied de l’un des principaux effets du pouvoir des GAFA relevé par le sous-comité antitrust américain : l’affaiblissement de l’innovation.
Enfin, le consommateur perdrait « le bénéfice d’utiliser un écosystème de produits ou services ». Il faudrait donc surtout ne rien faire et au contraire amplifier encore ces écosystèmes puisqu’ils sont « bénéfiques ». Mais il ne faut pas exagérer ces bénéfices, qui sont survalorisés, nous l’avons vu, à l’aune du Privacy Paradox. Enfin, en situation de concurrence monopolistique, ces « écosystèmes » restent étanches les uns aux autres : l’utilisateur est bien « locked-in », emprisonné.
Bien étrange analyse…
Version pdf : Les règles du « jeu des GAFA »
1. ↑ Wikipédia – Cambridge Analytica
2. ↑ House Committee on the Judiciary – Antitrust, Commercial, and Administrative Law
3. ↑ House Committee on the Judiciary – Digital Markets Investigation (lien cassé)
4. ↑ FinancesOnline.com – 74 Amazon Statistics You Must Know: 2020 Market Share Analysis & Data
5. ↑ Daniel Funke / Poynter – 14 juin 2017 – What’s behind the recent media bloodbath? The dominance of Google and Facebook
6. ↑ Statcounter.com – Mobile Operating System Market Share United States Of America
7. ↑ JDN – 31 juillet 2020 – Nombre d’utilisateurs de Facebook dans le monde
8. ↑ Gérard Bérubé – 2 mai 2020 – L’arrogance boursière des GAFA
9. ↑ Catherine Fong, Jess Huang, Kelsey Robinson, Kelly Ungerman / McKinsey – 2 août 2019 – Prime Day and the broad reach of Amazon’s ecosystem (lien cassé)
10. ↑ Jack Nicas and Daisuke Wakabayashi / The New York Times – 7 janvier 2020 – Sonos, Squeezed by the Tech Giants, Sues Google (article désormais payant)
11. ↑ Ufuk Akcigit, Sina T. Ates / voxeu.org – 4 juillet 2019 – Knowledge in the hands of the best, not the rest: The decline of US business dynamism
12. ↑ AFP / La Tribune – 27 octobre 2020 – Presse : en France, seuls 15% des lecteurs sont prêts à payer pour une information digne de confiance
13. ↑ stophateforprofit.org
14. ↑ Institute on Taxation and Economic Policy (ITEP) – 5 novembre 2017 – Fact Sheet: Apple and Tax Avoidance
15. ↑ Josh Hoxie / fortune.com – 18 janvier 2018 – Commentary: Apple Avoided $40 Billion in Taxes. Now It Wants a Gold Star?
16. ↑ Nicolas Rauline / Les Echos – 5 avril 2018 – Les Gafa pris au piège de l’image
17. ↑ Ivano Bongiovanni, Karen Renaud, Noura Aleisa – 29 juillet 2020 – The privacy paradox: we claim we care about our data, so why don’t our actions match?
18. ↑ Dirk Bergemann, Alessandro Bonatti, Tan Gan / Cowles Foundation Discussion Paper no. 2203R – Yale University – Septembre 2019 – The Economics of Social Data
19. ↑ Wikipedia – Dark Patterns
20. ↑ Wikipedia – United States v. Microsoft Corp.
21. ↑ Wikipedia – United States v. Apple Inc.
22. ↑ Jonathan B. Baker, Jonathan Sallet, Fiona Scott Morton / The Yale Law Journal – 2018 – Unlocking Antitrust Enforcement (lien cassé)
23. ↑ Ibid. 22
24. ↑ Ibid. 22
25. ↑ L’ACCC a produit en 2019 un rapport de 600 pages (Digital Platform Inquiry / Final Report) tout à fait complet et intéressant qui examine en détail les phénomènes de puissance des plateformes numériques, en particulier Google et Facebook, et propose un certain nombre de recommandations. Mais l’approche australienne est davantage inspirée par le thème de la protection des consommateurs et du terrain de la concurrence que par celui de l’antitrust. On ne trouvera ainsi qu’une fois le terme de « démocratie » et seulement quatre fois, et dans le même alinéa, le terme de « monopole ».
26. ↑ European Commission – 27 juin 2017 – Antitrust: Commission fines Google €2.42 billion for abusing dominance as search engine by giving illegal advantage to own comparison shopping service – Factsheet
27. ↑ Conseil National du Numérique – 6 juillet 2020 – Publication de l’étude de cas sur l’interopérabilité des réseaux sociaux
28. ↑ congress.gov – 2019 – H.R.2054 – Journalism Competition and Preservation Act of 2019
29. ↑ Jason Del Rey / allthingsd.com – 10 octobre 2013 – How Jeff Bezos Crushed Diapers.com So Amazon Could Buy Diapers.com
30. ↑ Justice.gov – octobre 2020 – Plainte contre Google
31. ↑ Conseil d’analyse économique – 22 octobre 2020 – Plateformes numériques : réguler avant qu’il ne soit trop tard