Machine et Individu (2) Organisations

Temps de lecture : 21 minutes


1. Organisations

Individus

Nous ne pouvons comprendre notre environnement que comme constitué d’existants stables sur lesquels nos mots ont quelque prise et auxquels nous pouvons nous identifier. Mais il est aujourd’hui traversé de phénomènes techniques de toutes sortes, inédits et complexes. Dans cette agitation, il devient difficile de distinguer les individus qui apparaissent, disparaissent ou se transforment. Il faut entendre ici « individu », non pas seulement comme une personne du genre humain, mais au sens large[1] : « tout être formant une unité distincte », « être organisé qui ne peut être divisé sans être détruit », « unité dont se compose une société », ou même simplement « indivisible ».

Ce thème de l’individu peut sembler secondaire mais il est en vérité au cœur des phénomènes liés au progrès numérique, et ce n’est pas un hasard si les chercheurs en sciences de l’information, ceux-là même qui mettent au point nos agents informationnels artificiels (IA, robots…), mènent actuellement des recherches sur ce terrain proche de la biologie (L’« individu » à l’aune des théories de l’information). Ils projettent peut-être, le moment venu, d’accueillir leurs créations artificielles dans la catégorie des créatures (si ce n’est déjà en cours…).

Mais ce n’est pas tant l’individu considéré ainsi par ces chercheurs comme un organisme artificiel et pseudo-vivant qui nous intéresse ici que, disons, l’individu au sens large émanant de divers processus d’individuation. En effet, dans le monde d’aujourd’hui, ce sont plutôt ces processus qui foisonnent, d’où émergent des individus de toutes sortes et souvent encore indistincts, en particulier ceux que nous appellerons ici des « Organisations »[2] : entreprises, groupes sociaux, ou même états… au sein desquels et avec lesquels l’être humain interagit.

Si l’on y prête attention, l’action du progrès technique transforme indéniablement la structure des Organisations en Machines authentiques (et non plus seulement métaphoriques). L’être humain, s’il en reste toujours l’élément essentiel, subit corrélativement un processus de « désindividuation technique », peut-être l’une des grandes sources du malaise qui traverse actuellement les sociétés démocratiques, où l’ « offre » en matière d’Organisations est la plus débridée.

Progrès

Dans le volet précédent, évoquant le cas particulier de la division du travail en skills et du travailleur en fonctions (Machine et Individu (1) Le cas des « soft skills »), nous avions remarqué que le progrès technologique procède toujours plus ou moins de la même façon. Il s’empare de chaque existant stable (chose concrète ou abstraite), le décompose et donc le dépouille des qualités intensives qui caractérisent son individualité[3], puis le recompose ou le réassemble en tant que « sous-système » ne présentant plus que des fonctions et manivelles. Au plan descriptif, le progrès est ainsi non pas tant un processus créatif qu’un processus de transformation qui commence par diviser, donc par détruire de l’individu à l’état « naturel », pour finir par recomposer une « unité distincte » et donc parfois un individu nouveau, incertain, de genre technique et artificiel.

Nous côtoyons ici la notion de « grammatisation » telle qu’elle fut reprise par Bernard Stiegler pour désigner la « discrétisation d’un appareil symbolique en unités reproductibles »[4], et nous lisons ses mots (nous soulignons)[5] :

L’ouvrier n’est plus l’individu technique parce que la machine a formalisé ses gestes et c’est ainsi qu’il devient prolétaire – ayant été remplacé par la machine qui est devenue l’individu technique dont lui-même n’est plus que le servant.

C’est ainsi, en effet, que s’individuent des Machines sous les assauts répétés d’un progrès qui décompose (« discrétise ») pour recomposer. Nous lisons plus loin :

La formalisation machinique des gestes du travailleur résulte d’une analyse puis d’une synthèse – réalisée comme artefact par la technoscience.

Le champ « pré-informatique » de l’individu se trouve ainsi bouleversé et nous pouvons nous demander si les « artefacts » que sont internet, les réseaux sociaux, les chatbots, les robots aux performances physiques exceptionnelles, ou encore les Organisations telles que le réseau social X, Amazon, Google ou les idéocraties qui se partagent le monde… ne sont pas au bout du compte tous des Individus de cette nouvelle espèce technique et même les véritables « gagnants » de la sélection technique des Individus à l’ère de l’informatisation.

Individuation

Le vieux principe scolastique d’ « individuation » qui est associé au concept d’individu fut diversement interprété au fil des époques[6]. Thomas d’Aquin, Duns Scot, Leibniz, Locke, Hume, Schopenhauer… se sont tous emparés du mystère de l’individuation, et jusqu’à sa reprise par Carl Gustav Jung en psychologie analytique. Mais c’est enfin à Gilbert Simondon (1924-1989) que l’on doit l’idée magistrale de l’avoir appliqué aux « objets techniques » eux-mêmes (Gilbert Simondon, philosophe de l’information ?).

Cette idée était extraordinaire car, pour la première fois, l’objet technique était envisagé non pas comme un outil entièrement déterminé par un design et réalisé par artisanat ou industrie, mais comme une essence dynamique disposant de ses propres nécessités internes et actualisée sans cesse dans l’existence par un processus propre d’individuation (que Simondon appelait « concrétisation »). Pour le dire d’une manière un peu savante, l’objet technique résulte d’une « ontogenèse » qui lui confère progressivement, par améliorations successives et adaptations à son milieu, ses caractères propres et jusqu’à sa qualité d’être.

On comprend alors mieux pourquoi cette question de l’individu est centrale aujourd’hui. Car, bien que le concept d’objet technique ne soit plus aussi clair qu’à l’époque de Gilbert Simondon, on observe que les technologies de l’information produisent des êtres et des milieux techniques d’un genre totalement nouveau, aux dimensions inédites, à la puissance incomparable, toutes choses qui s’individuent au sens où elles apparaissent distinctes et autonomes, s’améliorent, et se présentent ainsi à nous sans que nous ayons le sentiment de totalement les contrôler ni même de bien les comprendre.

Parmi ces choses qui s’individuent, nous voyons apparaître des Organisations formidables, hyper-puissantes, tentaculaires, qu’il s’agisse d’entreprises, d’associations, de structures idéologiques, et même de pays entiers… qui tous se « machinisent ». Ce que nous pensons encore comme des organisations typiques changent en vérité profondément de structure avec les technologies de l’information, et changent donc de nature. Ces Organisations ne s’actualisent pas plus en obéissant à un implacable « design » d’origine que le moteur à explosion, la turbine ou le transistor étudiés par Simondon. Elles s’individuent bien au sens simondonien du terme, devenant des Individus à part entière, répondant avant tout à leurs nécessités internes qui sont désormais mécaniques, « machiniques » et « informatiques », ainsi qu’à leurs objectifs propres. Ces objectifs peuvent être divers mais sous tous subsumés sous celui-ci : croître. Alors ces Organisations, toutes préindividuellement chargées de la possibilité d’être totalitaires, s’individuent effectivement dans le totalitarisme parce que la technique non seulement le permet mais l’exige.

Organisations

Nous vivons dans un monde d’organisations. Nous naissons dans des organisations appelées hôpitaux ; nous sommes ensuite éduqués, employés, divertis et exaspérés par toutes sortes d’autres organisations ; et enfin, nous sommes enterrés par des organisations appelées pompes funèbres.[7]

Il est très facile de récapituler les opinions concernant notre rapport à la technique. D’un côté les « technoptimistes », plus déchaînés que jamais (La Technique entre sidération et radicalisation), ne jurent que par l’éternelle possibilité technique de résoudre tous les problèmes – jusqu’au point absurde où il devient nécessaire de créer des problèmes pour maintenir le rythme effréné du progrès (Jacques Ellul et le système technicien) – et de l’autre les « technopessimistes » qui dénoncent pêle-mêle les ravages écologiques ou la déshumanisation d’une humanité soumise à la Machine. Mais la grande majorité d’entre nous n’ont pas d’opinion affirmée et se replient sur une « techno-indifférence » alimentée par une fascinante et un peu accablante « convergence objective d’intérêts »[8].

Cependant, les Organisations échappent largement à ce prisme élémentaire car elles ne sont pas vraiment discernées comme des émanations purement techniques et encore moins comme des « Individus » organisés et autonomes. Il n’y a à leur sujet ni technoptimisme, ni technopessimisme, ni même de techno-indifférence. Peut-être sont-elles désormais trop grandes, trop puissantes, trop complexes et ont-elles déjà dépassé les capacités de l’entendement humain…

La plupart du temps, notre rapport à la technique n’est envisagé qu’à l’aune de notre environnement immédiat, soit physique, c’est-à-dire des objets et des interfaces qui « tombent sous la main » (le smartphone, la voiture…), soit intellectuel avec des concepts très généraux (La technique, La science, La politique). Au milieu, pour ainsi dire, les Organisations ne sont ni des phénomènes immédiats et intégralement visibles (concrets), ni de pures idéalités. Et pourtant, elles s’individuent bel et bien et constituent désormais des existants stables de Mundus Numericus. La vision d’ensemble nous pousse même à envisager ces Organisations comme de véritables « objets techniques » typiques de l’ère de l’informatisation. Nous disions que leur structure avait changé : ce sont désormais des Machines[9]. Nous disions que leur nature avait par conséquent changé : ce sont désormais d’authentiques Individus[10] présentant toutes les qualités d’organismes au sens bio-logique du terme.

Proxy

Nous pourrions évoquer de multiples exemples de ces Individus de la nouvelle espèce (entreprises, technocraties, réseaux sociaux, blockchains, …) qui semblent faire « quelque chose » pour nous alors qu’ils font en même temps tout autre chose en suivant leur propre ontogenèse. Nous avons sélectionné ici pour illustrer notre propos le réseau social X et le fonds d’investissement Bridgewater, cette Machine que nous avions déjà explorée dans La Machine de Dalio. Dans le champ idéocratique, nous avons ajouté quelques mentions au sujet des Machines russes et chinoises, une occasion d’évoquer le travail du philosophe Jean Vioulac sur lequel nous reviendrons un jour.

Mais avant d’en venir à ces exemples, il faut préciser ce que nous-mêmes devenons dans notre rapport à ces Organisations. Ce rapport n’est pas identique pour tous mais bien différencié. Pour faire simple, certains contrôlent ces Organisations tandis que d’autres, la grande majorité, en font partie au sens propre.

Au XIXème siècle, le progrès industriel fragmentait déjà les sociétés occidentales en deux catégories principales : le « capitaliste » propriétaire des machines et l’ « ouvrier » qui fournissait sa force de travail. De la même façon, le progrès informatique provoque de nouvelles fragmentations sociales. Certes, il y a encore du « capitaliste » et de l’ « ouvrier » (Jeff Bezos et l’employé des entrepôts Amazon, Travis Kalanick et le chauffeur Uber, etc.), mais les Organisations nouvelles fonctionnent aussi et surtout avec un troisième type d’individu que nous qualifierons, faute de mieux à ce stade, de « proxy », terme anglais désignant un mandataire ou une procuration, c’est-à-dire un représentant ou une représentation qui peut agir à la place de la « chose » d’origine[11].

Le proxy désigne donc l’individu virtuel que les technologies de l’information permettent d’assembler ou, plus exactement, d’individuer, et qui participe du fonctionnement-même des Organisations : le consommateur, le (télé)travailleur, le modérateur, l’ami sur le réseau social, mais aussi le citoyen, l’électeur ou le « vous » de la célèbre formule « si c’est gratuit, c’est vous le produit ». Tous ces Individus sont totalement fictionnels, comme les « personas » du Design Thinking. Ces « proxies » sont des distillats ou des idéats numérisés de personnes réelles.

Ainsi, le progrès à l’ère de l’informatisation produit un phénomène historiquement inédit : chacun n’est plus un individu unique et indécomposé (une « boîte noire ») mais se trouve techniquement dispersé en proxies dont les Organisations se servent pour s’individuer. Nous (le travailleur, le client, l’électeur…) faisions partie de leur milieu extérieur : elles nous ont désormais incorporés par « proxification ».


2. Exemples

La Machine X

À la suite de l’élection de Donald Trump, Elon Musk déclare dans sa propre machine « X » : « You are the media now »[12]. Comment devons-nous entendre cette déclaration et en particulier qui est ce « You » auquel il s’adresse ? Nul doute qu’il ne s’agit pas de nous en chair et en os, de notre « moi » si l’on veut, mais bien de nos proxies, ces fonctions et manivelles du réseau social « X » qui fournissent de l’information et de l’engagement. Nous peinons encore à voir que la technologie a radicalement changé la donne : ce « You » n’est pas le bon petit soldat d’une idéocratie à l’ancienne ayant appris à exécuter à la lettre l’algorithme du parti, c’est-à-dire le même individu intégralement trans-formé, mais un nouvel être technologique distinct de l’individu originel identifiable à notre « moi ».

Ajoutons que cette Machine s’optimise en permanence pour répondre à des objectifs quantitatifs de croissance. La liberté d’expression sommairement vantée par Elon Musk n’a rien voir avec la liberté individuelle d’exprimer ses propres opinions, qui doit reposer sur une forme « contractuelle », des règles du jeu et donc connaître des limites. La Machine X n’a pour seule raison que de croître et « liberté d’expression » signifie en réalité « maximum d’expression ». Ainsi (nous soulignons)[13] :

Les créateurs indépendants en ligne n’ont pas à se préoccuper de ces questions d’objectivité ou de normes : Ils s’efforcent de publier autant qu’ils le peuvent, afin de cultiver leur public et d’établir des relations avec lui. Pour eux, publier est un jeu de volume. […] Il est plus facile d’établir une relation avec les gens lorsque vous êtes dans leurs oreilles 15 heures par semaine : tout laisser paraître peut donner l’impression d’être plus authentique, de n’avoir rien à cacher.

C’est ainsi que la Machine X de Musk fonctionne et, s’individuant par le fait-même de croître sans cesse, devient en quelque sorte un Individu totalitaire. Ajoutons que selon nous il n’y a rien à espérer de définitif à vouloir le « combattre » de l’intérieur[14] car, la raison technique étant supérieure, ces Organisations ne peuvent se désindividuer que par attrition, comme n’importe quel organisme.

Nous retenons donc que la Machine X ne s’individue pas en intégrant « l’homme réel en chair et en os, campé sur la terre solide et bien ronde » comme disait Karl Marx, mais une fiction technique constituée de données informatisées qu’elle appelle « You » et que nous appelons un « proxy ». Deuxièmement, elle s’individue en visant sans cesse la taille maximale, en l’occurrence la quantité maximale de proxies, à qui sont donc promis une « liberté d’expression » totale, donc totalitaire et antidémocratique.

La Machine de Dalio

Lors de l’élaboration d’une « machine », la conception précède les personnes, car le type de personnes dont vous aurez besoin dépendra de la conception. Lors de la conception, créez une image mentale claire des attributs requis pour chaque personne de manière qu’elle fasse bien son travail.

Ray Dalio[15]

Nous avions déjà rendu compte en 2017 du cas emblématique de Ray Dalio, fondateur en 1975 du fonds d’investissement américain Bridgewater (La machine de Dalio). Dalio a conçu son Organisation comme une Machine devant être informée en permanence de la « vérité », tant externe (économie, marchés financiers…) qu’interne (réunions, décisions, opinions…), dans un souci de « transparence radicale ». Il a constitué pour cela ensemble de « 200 principes », mélange de conseils pratiques, de morales et d’injonctions, faisant de Bridgewater une sorte d’entreprise-logicielle propulsée à l’informatique et à l’IA[16].

Dalio a cédé Bridgewater en 2022, déclarant[17] :

J’ai transféré le contrôle de Bridgewater à la génération suivante et je suis très satisfait des personnes et de la « machine » qui sont désormais aux commandes.

Dans cette « machine », les collaborateurs ne sont pas considérés comme des personnes (même fonctionnelles) mais ils s’offrent déjà recomposés en tant que proxies. Même Greg Jensen, le co-CEO que Ray Dalio avait initialement choisi entre 2010 et 2016 pour lui succéder, n’y avait pas échappé[18] :

M. Dalio […] a un jour décrit M. Jensen comme ayant « le meilleur package (sic) d’attributs de caractère que j’ai vu », ce qui le faisait ressembler à un androïde avancé.

Ray Dalio est le grand maître du design et il incite ses propres managers à agir eux-mêmes en tant que designers de leurs Machines locales. Le design doit répondre à des objectifs et doit, par une grammatisation méthodique, typique du progrès informatique, sélectionner des fonctions qui sont autant de « composants » physiques, cognitifs ou émotionnels présentant les qualités techniques adéquates, comme par exemple certaines « soft skills » bien sélectionnées (Machine et Individu (1) Le cas des « soft skills »).

Ces fonctions sont en partie assurées par des proxies (des personnes) équipés du bon « package ». La raison technique et économique voudrait toutefois que ces proxies soient en nombre aussi limité que possible, voire totalement remplacés par des fonctions robotisées. L’être humain reste en effet délicat à contrôler car, s’il n’agit pas en tant qu’individu au sein de la Machine de Dalio, il reste pour lui-même un individu à part entière. Il manifeste donc, du point de vue du design, des fonctions « parasites » qu’il s’agit d’atténuer, de contrôler, voire même d’emprunter pour en tirer le meilleur profit.

Ainsi par exemple, les nombreux tests de personnalité associés à la schématisation des soft skills permettent un meilleur contrôle du « hardware humain », en tant qu’il subsisterait « de l’individu » en chacun. À chaque type de personnalité sa meilleure place dans l’organisation, ses avantages et ses inconvénients résiduels, ses pistes de progrès et, pour ainsi dire, son manuel d’utilisation. Ainsi, la personnalité « imagineur » du modèle PCM du psychologue américain Taibi Kahler[19] « est efficace si les tâches sont clairement expliquées et qu’il peut travailleur seul. », tandis que l’ « énergiseur travaille bien dans un environnement riche en contacts stimulants et ludiques »[20], etc.

Nous retenons de cet aperçu que la Machine de Dalio ne s’individue pas en intégrant « l’homme réel en chair et en os, campé sur la terre solide et bien ronde », mais une fiction technique, un package d’aptitudes que Dalio appelle une « personne » et que nous appelons un « proxy ». Elle s’individue également en visant sans cesse la taille maximale, en l’occurrence le profit maximal, qui dépend intégralement de la « vérité » que son logiciel traque sans répit.

Machine chinoise, machine russe

Les Organisations politiques ne sont pas en reste. En voici deux exemples.

Nous avions ouvert le dossier chinois en 2018 (Chine et IA : impérial !), remarquant que « la Chine a depuis longtemps assumé l’ « être » du système technicien numérique, qui est de servir une société de surveillance et de transparence radicale. Le parcours d’individuation du système chinois, désentravé par une convergence objective d’intérêts entre la population et la superstructure de direction, transforme le pays en une Machine bien concrète. Citons à ce sujet le philosophe Jean Vioulac (nous soulignons)[21] :

« La Chine contemporaine dessine ainsi la figure d’un totalitarisme d’avenir, celui-ci exhibe sa face terroriste dans sa politique génocidaire contre les Tibétains et les Ouïghours et la traque de ses opposants, il n’a cependant la plupart du temps pas besoin de terreur, puisqu’il fait l’objet d’un large consentement de populations qui ne se consacrent plus qu’à la consommation dans l’indifférence à tout le reste : “Un petit sentiment faible et obscur de bien-être médiocre uniformément répandu, une chinoiserie générale améliorée et poussée à bout – serait-ce là l’ultime image de l’humanité ?” »

Ainsi la Chine, Organisation devenue un Individu bien concret, reprend le flambeau techno-totalitaire de l’Occident (tout en le fustigeant, bien entendu) car elle-même, comme toutes les Organisations du monde, s’est soumise à la raison technique, et sa culture millénaire n’offre guère d’alternative, ni même d’infléchissement, face à cette impérieuse raison.

Dans un registre similaire, Jean Vioulac désigne l’Union soviétique comme « le Léviathan », monstre colossal devenu possible grâce à la raison technique et scientifique. Cette raison, comme dans le cas des Machines X, de Dalio ou du Parti Communiste chinois, finit toujours par emporter des « designers » apparemment inconscients de la puissante dynamique d’individuation des Organisations qu’ils soumettent à la technique[22] :

Lénine se retrouvait ainsi dans la position de la bourgeoisie selon Marx et Engels, qui « ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a invoquées » : au moment même où il donne au Parti la mission d’industrialiser le pays, d’organiser scientifiquement la production et de contrôler la discipline de travail – ce qui imposait aussitôt la prolifération bureaucratique des appareils de direction –, il constate la tendance de cet appareil à s’autonomiser et à échapper ainsi à tout contrôle : « Si nous considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui donc est mené ? », demandait Lénine. « Je doute fort qu’on puisse dire que les communistes mènent. »

Au sein de ces puissants Individus idéocratiques qui n’ont d’autre but que de croître, les citoyens sont eux-mêmes maniés comme des proxies. Insistons une dernière fois : la technique numérique a permis de concrétiser, au sens simondonien du terme, ce qui n’était encore que paradigmes il n’y a pas si longtemps (« bureaucratie », « mégamachine », etc.).


3. Machines « occidentales »

Leibniz

Ainsi va la dynamique contemporaine d’individuation des Organisations. La technique informatique les équipe d’une structure machinique concrète : ces Organisations ne sont pas comme des Machines mais sont bien des Machines au sein desquelles virtuel et réel se confondent. Étant ainsi devenues des quasi « objets techniques » (trop vastes toutefois pour que nous les percevions en tant qu’objets), elles suivent leur propre processus d’individuation technique, ou de concrétisation, qui a trois effets. Premièrement, elles deviennent d’authentiques Individus dont les noms sont « réseau X », « Bridgewater », « Amazon », « État chinois », « État russe », « Bitcoin » etc. Deuxièmement, en tant qu’Individus, ces Organisations n’obéissent qu’à leur propre « telos », la croissance ininterrompue, ainsi qu’à leur propre raison qui n’est que technique. Enfin, l’Homme « corpo-réel » est à peu près étranger à ces Organisations qui accomplissent leur machinisation en l’intégrant sous forme de proxy, recomposition fictive seule à même de fonctionner et rendue concrètement possible par l’informatisation.

Il faut nous rappeler que la culture occidentale pense depuis longtemps la possibilité, et même la nécessité, de telles Organisations, qui furent d’abord entièrement paradigmatiques. Cette pensée fut ainsi en germe avec le logos grec, ordre absolu sans contraire, mais ce fut Leibniz qui paracheva en quelque sorte le principe machinique de l’Organisation, comme Jean Vioulac nous le rappelle dans son dernier ouvrage « Métaphysique de l’Anthropocène » (citations de Leibniz)[23] :

La métaphysique leibnizienne relève de part en part de la raison numérique, elle rompt avec la raison graphique, elle ne saurait prendre la forme d’un livre mais celle d’un algorithme universel susceptible d’ « inventer des théorèmes » et de produire tout savoir possible : « De même que, avec l’aide de Dieu, nous découvrirons ce calculateur universel, nous préparerons les tables de cet art combinatoire pour une machine capable de tout savoir », la métaphysique de Leibniz est celle en laquelle le logos est devenu logiciel.

Cette Organisation totale est l’univers lui-même où tout se déroule selon de purs rapports de causalité. Ainsi (nous soulignons)[24] :

Leibniz met en évidence que l’automatisme est inhérent à la logique d’une métaphysique dont la structure est machinique. […] l’ensemble fonctionne sans intervention étrangère, pas même celle de Dieu […]

Nous comprenons ainsi comment Leibniz prépare la Science à investiguer de la structure machinique de l’Univers et, corrélativement, la technique à produire, non plus seulement des outils destinés à l’Homme réel, mais aussi des structures de « petits » Univers, c’est-à-dire d’Organisations. Ainsi équipés du logiciel, vague figure du logos, Vladimir Lénine, Ray Dalio, Elon Musk, ou, désormais, le Parti Communiste Chinois, ont pu commettre le « design » de leurs Organisations, rejoignant tous la pensée leibnizienne « en tant qu’expression du régime de phénoménalité caractéristique de la pensée occidentale, régime de vérité ou régime ontologique dont elle est l’élucidation : la machination »[25].

Logiciels

Plus la politique devient technique, plus la compétence démocratique régresse.

Edgar Morin[26]

La « machination » est donc le principe ontogénétique universel des Organisations et la technique informatique son instrument de concrétisation. Nous avons considéré l’exemple historique de l’URSS et celui plus récent de la Chine, mais les « démocraties » sont elles-mêmes, depuis longtemps, des Machines-Individus devant croître et donc prendre le contrôle sur le reste du monde. Le philosophe russe Alexandre Zinoviev (1922-2006) inventa d’ailleurs l’expression de « démocratie totalitaire » pour signifier un régime idéocratique fondé sur l’absoluité de principes tels que « société globale », « économie de marché », « liberté individuelle », « droits de l’homme » etc., absoluité qui doit prendre la forme concrète d’une hégémonie.

Nous ne portons ici aucun jugement sur ces principes ni, d’ailleurs, sur la rhétorique anticolonialiste ou anti-occidentale qui structure des Organisations tout aussi « colonialisantes » ou « occidentalisantes », mais nous voulons souligner que la déploration de tel ou tel régime idéocratique sous-estime ou ignore la véritable raison du dévoiement des Organisations modernes, quelles qu’elles soient, qui est leur individuation technique.

Ainsi, sans la technique, désormais informatique, il n’y a pas de « globalisation » possible, ni « libre marché », ni « soft power », ni « totalitarisme financier », ni « surveillance de masse », ni-même de « liberté individuelle »… Ces concepts idéologiques et politiques, encensés par les uns ou honnis par les autres, sont les petits logos d’Organisations qui n’existeraient pas sans la techno-logie qui permet leur concrétisation en petits logiciels, et les expressions « logiciel politique » et « logiciel idéologique » ont pu passer dans le langage courant sans étonner grand monde[27] :

Logiciel politique

Dans ce grand mouvement d’individuation technique des Organisations, « l’homme réel en chair et en os, campé sur la terre solide et bien ronde » n’est plus qu’un résidu cerné par ses proxies, packages de « skills » pour les entreprises, agrégats de données pour les Organisations numériques ou citoyens idéalisés et désormais classifiés pour les idéocraties. Les Organisations sont ainsi en train d’achever, grâce à la technique informatique, un parcours d’individuation qui passe par la décomposition ou la désindividualisation tous les autres Individus, humains comme non-humains. Cela traduit sans nul doute une victoire toute darwinienne de la puissance pure, que la technique logicielle permet de condenser comme jamais auparavant dans des Machines globales, totales, et capables de la libérer à chaque instant.



Version pdf : Machine et Individu (1) Organisations


1. CNTRL – Individu
2. Comme dans le volet précédent, nous mettons des majuscules aux termes « Machine », « Organisation » ou « Individu », lorsque ces termes désignent des concepts généraux, compréhensibles dans leur acception commune.
3. Voir Miguel Benasayag et la question du vivant pour un développement de ce point.
4. Wikipédia – Grammatisation
5. Bernard Stiegler / Documentaliste-Sciences de l’Information, Vol. 42(6), 354-360 – 2005 – Individuation et grammatisation : quand la technique fait sens… 
6. Wikipédia – Principe d’individuation
7. Henry Mintzberg / California Management Review, 66(2), 30-43. – 2024 – Four Forms That Fit Most Organizations – « We live in a world of organizations. We are born in organizations called hospitals; are subsequently educated, employed, entertained, and exasperated by all sorts of other organizations; and finally are buried by organizations called funeral homes. »
8. L’intérêt pour la santé, par exemple (Données de santé, chevaux de Troie), où les industries de santé, les puissances publiques et les citoyens ont des intérêts non pas divergents mais disparates au développement d’un puissant système technique de santé. La technique peut donc être considérée comme « transductive » pour reprendre cette notion simondonienne, mise en rapport d’éléments disparates par convergence objective d’intérêts. Quelques autres intérêts disparates : la sécurité, la délivrance du souci, la consommation…
9. Comme dans le premier volet, nous conservons sa majuscule à « Machine », désignant ainsi une structure artificielle quelconque fournissant un « travail » mécanique ou cognitif.
10. « Individu » avec une majuscule désigne ici tout ce qui s’individue techniquement.
11. Nous conservons le terme anglais car celui-ci désigne aussi en informatique, par extension, un composant logiciel ou un serveur intermédiaire.
12. Charlie Wazel / The Atlantic – 8 novembre 2024 – Bad News
13. Ibid. 12 – « Independent online creators aren’t encumbered by any of this hand-wringing over objectivity or standards: They are concerned with publishing as much as they can, in order to cultivate audiences and build relationships with them. For them, posting is a volume game. […] It’s easier to build a relationship with people when you’re in their ears 15 hours a week: Letting it all hang out can feel more authentic, like you have nothing to hide. »
14. Le débat fait rage en France parmi les médias traditionnels, pris dans une accablante convergence objective d’intérêts : Brice Laemle / Le Monde – 25 novembre 2024 – Rester ou non sur X : la grande interrogation des médias
15. Principles by Ray Dalio – « When building a “machine,” design precedes people because the type of people you will need will depend on the design. As you design, create a clear mental image of the attributes required for each person to do their job well »
16. Sébastien Seibt / France 24 – 27 décembre 2016 – Finance : le roi des hedge funds rêve d’un algorithme pour lui succéder
17. Allison Morrow / CNN Business – 4 octobre 2022 – Billionaire hedge fund founder Ray Dalio cedes control of Bridgewater – « I transitioned my control of Bridgewater to the next generation and I feel great about the people and ‘machine’ now in control »
18. John Gapper / Financial Times – 10 février 2016 – Bridgewater is troubled over ‘radical transparency’ – « Mr Dalio tells executives to “manage as someone who is designing and operating a machine”, and once described Mr Jensen as having “the best package of character attributes I’ve seen”, which made him sound like an advanced android. »
19. Wikipédia – Process Communication Model
20. Institut Repère – Modèle de la pcm : Les types de personnalités
21. Cité le blog de Denis Collin : Jean Vioulac, Logique totalitaire (I) – Denis Collin cite Jean Vioulac et les guillemets sont donc de lui.
22. Ibid. 20
23. Jean Vioulac / PUF – avril 2024 – Métaphysique de l’Anthropocène II : Raison et destruction p.113
24. Ibid. 22 p. 114
25. Ibid. 22 p. 118
26. Edgar Morin / Revue du MAUSS, no 28(2), 59-69. – 2006 – Les septs savoirs nécessaires
27. Google Books – Ngram Viewer

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