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Lewis Mumford
Lewis Mumford, philosophe et historien des sciences, pacifiste virulent, invente dans les années 1960 le terme de « mégamachine » pour désigner des organisations verticales et autoritaires, des « machines humaines complexes » qui ont émergé il y a près de cinq mille ans en Mésopotamie (il est aussi l’un des inspirateurs de Jacques Ellul). La citation suivante donne la saveur de ses opinions1 : « Le danger [ pour la démocratie ] vient du fait que, depuis que Francis Bacon et Galilée ont défini les nouveaux buts et méthodes de la technique, nos grandes transformations physiques ont été accomplies par un système qui élimine délibérément la personnalité humaine dans sa totalité, ne tient aucun compte du processus historique, exagère le rôle de l’intelligence abstraite, et fait de la domination de la nature physique, et finalement de l’homme lui-même, le but principal de l’existence ». Il n’est pas étonnant que la mégamachine, soit le joug de laquelle nous vivrions aujourd’hui, soit devenue pour certains un étendard de la lutte contre les nouveaux progrès. A tort à notre avis. Mais, après être revenus sur ce concept, nous méditerons sur une autre analogie avec les civilisations mésopotamiennes qui signe une forme de retour à ce que nous pourrions appeler en écho leur « mégasystème ».
Mégamachine
Károly Simonyi était un physicien hongrois (par ailleurs père de Charles Simonyi, développeur génial à l’origine de la célèbre suite Office de Microsoft) connu pour son ouvrage « A cultural history of physics » et dans lequel il écrivait au sujet des mésopotamiens :
Si l’on considère qu’il fallait manipuler des blocs de pierre d’une cinquantaine de tonnes […] il serait invraisemblable que les contremaîtres dirigeant les opérations n’aient pas développé des concepts comme la friction, la torsion ou la somme vectorielle des forces. Il n’est pas étonnant que Lewis Mumford, dans son ouvrage « The Myth of the Machine », ait vu dans ces formes organisées de travail collectif les prototypes des machines complexes modernes. En réalité, il s’agit bien de machines, au sens strict, car la fonction de l’individu a été réduite à celle d’un composant : les dispositifs de transmission des forces, les engrenages, les gonds, les mécanismes de pilotage ont été remplacés par les os et les muscles. Les régulateurs de cette énorme machine sont les fouets des contremaîtres. Le terme de « mégamachine » est tout à fait adapté, car des tâches d’une intensité et d’une complexité analogue ne pourraient être réalisées aujourd’hui que par des machines du XXème siècle.
Une mégamachine est ainsi une machine complexe dont la finalité est définie mais « méga », une « méga-finalité » : déplacer un énorme bloc de pierre, construire un vaste système d’irrigation, édifier une tour de Babel… et donc articuler une grande quantité d’hommes avec quelques techniques disponibles. Aujourd’hui : construire un gigantesque réseau social, livrer n’importe quoi en moins d’une heure, déployer des colonies sur mars, nous envoyer dans un tube à 1100 km/h…
L’homme, nourri de méga-ambitions, a besoin de mégamachines pour les réaliser et il est clair qu’à certains égards nous les animons. Ces mégamachines sont nos entreprises.
S’indigner ?
Au-delà des entreprises, la société moderne dans son ensemble (enfin, la part urbanisée de l’humanité), enchâssée dans le monde numérique, est-elle une mégamachine et faut-il alors s’en indigner ? Oui, si l’on en croit certains. Suivons par exemple Serge Latouche, pour qui notre société est carrément une mégamachine « infernale »2.
Tout d’abord, elle échapperait à toute régulation :
Les autorités politiques des plus grands États-nations industriels sont désormais dans la situation des sous-préfets de province naguère : tout puissants contre leurs administrés dans l’exécution tatillonne de règlements oppressifs, mais totalement soumis aux ordres et étroitement dépendants du pouvoir central et hiérarchique, révocables « ad nutum », à tout moment. Simplement, et ce n’est pas rien, ce pouvoir central de Big Brother est devenu complètement anonyme et sans visage.
Mais nous ne voyons pas de « Big Brother » planétaire à l’œuvre, ni par qui ou par quoi il serait incarné, et les plus grands « États-nations industriels », loin d’être des « sous-préfectures », sont bien à la manœuvre. Pensons par exemple à la Chine, qui contrôle étroitement sa société numérique… L’idée d’une mégamachine surplombant tout le reste est un leurre, au mieux une catégorie de transition.
Ensuite, d’après Serge Latouche, la mégamachine nous conduirait à une « impasse écologique », en exigeant toujours plus de progrès « aveugle » et « délirant » :
Cette fuite en avant, nécessaire à l’équilibre dynamique du système, vient buter sur la finitude relative du monde.
C’est techniquement exact mais seulement toutes choses restant identiques par ailleurs, c’est-à-dire hors de tout progrès technique majeur, par exemple en matière agricole ou de production et de gestion de l’énergie. Le problème écologique est sérieux mais le danger réside avant tout dans la perturbation de la dynamique écologique globale (la désagrégation de systèmes naturels « concrets », leur remplacement par des systèmes « abstraits » largement sous-optimaux, pour utiliser la terminologie de Simondon) plutôt que dans l’épuisement des ressources, maintes fois annoncé par le passé.
Enfin, la mégamachine serait « injuste » car elle « uniformise, déracine et finalement détruit le politique » :
Programmée pour réaliser le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, elle est en passe de réaliser le malheur de la plupart, sinon de tous, après avoir scandaleusement favorisé le bien-avoir de quelques-uns.
Nous retrouvons bien là l’esprit des thèses développées par Mumford. Mais il n’y a aucun « programme », aucune intention générale, seulement un système qui accroît mécaniquement les inégalités.
Le concept de Mumford s’emploie souvent ainsi : la mégamachine est responsable de tous nos maux et détermine un futur apocalyptique. Mais il n’existe rien de tel qu’une mégamachine globale : tous les combats prétendant la révéler et la neutraliser sont inefficaces. Le concept de « système technicien » (Jacques Ellul et le système technicien) nous semble mieux approprié : il n’a rien d’infernal car il ne veut rien et ne détermine rien. Le combattre n’a aucun sens.
Il reste en revanche ce que l’on pourrait appeler, faute de mieux, une « ambiance générale ». Tentons de la caractériser en revenant une fois de plus à Babylone.
Omens anciens
La civilisation mésopotamienne (« suméro-akadienne ») a ceci de fascinant qu’elle est la première à se déployer, pendant près de trois millénaires, grâce à l’écriture et sur une représentation d’un monde totalement investi et contrôlé par les dieux.
Ainsi, les babyloniens pratiquaient l’art divinatoire, fondé sur le principe que les dieux laissaient des signes réguliers indiquant la résolution à venir, l’épilogue de certaines situations. James Ritter en propose deux exemples3, deux textes pré-babyloniens dont la structure est typique de la « logique » divinatoire.
Il s’agit dans le premier texte d’étudier les configurations prises par une goutte d’huile versée dans de l’eau. Ce texte prend la forme d’un « algorithme » associant à chaque configuration (protase) la divination proposée (apodose). Chaque phrase commence ainsi par « Si l’huile … », se poursuit par la configuration observée (« … s’est divisée en deux parties … ») et se termine par la divination (« … l’homme mourra »).
Le deuxième texte est tout aussi systématique. Chaque phrase commence par « Si un homme… » et continue sous la forme d’une structure analogue à celle de l’exemple précédent (« … sa manière de regarder est oblique / il mourra de constriction »).
On peut penser que, à cause de sa systématicité, ce schéma de pensée est archétypique pour les (pré)babyloniens et s’applique ainsi à l’ensemble des domaines « linguicisés » et maîtrisés dans la pensée consciente : médecine, mathématiques, etc. Dans ce schéma, deux principes sont à l’œuvre : l’épuisement combinatoire de tous les cas possibles et l’absence d’induction, d’élaboration de règles générales applicables ensuite, déductivement, à des cas particuliers. Les seules causes causantes sont d’origine divine puisque les signes (« l’huile s’est divisée en deux parties ») sont laissés par les dieux. Ainsi, le monde est la scène d’un vaste système de signes qu’il s’agit de lister et de déchiffrer inlassablement, de façon « maniaque ».
Toute loi de la nature relève ainsi d’une sorte de jurisprudence divine.
Le « code » attribué au célèbre roi Hammurabi (et gravé une stèle de plus de deux mètres de haut visible au musée du Louvre) suit le même schéma. Il consiste en une liste de lois, de décisions probablement prises par le roi (lui-même d’essence divine), dans tous les domaines de la société : statut de la femme, famille, économie agricole, propriété des esclaves, etc. Ainsi :
Si un médecin pratique une grave opération sur un notable avec une lancette de bronze et qu’il sauve la vie de cet homme, ou s’il ouvre l’arcade sourcilière d’un notable avec une lancette de bronze et sauve son œil, il prendra 10 sicles d’argent ; s’il s’agit d’un membre de la classe populaire, il prendra 5 sicles d’argent ; s’il s’agit d’un esclave […] le maître de l’esclave donnera 2 sicles d’argent au médecin.
Ce caractère précis, systématique, exhaustif et gravé par l’écriture, finit par tout agglomérer, les signes répondre aux autres signes et l’ensemble acquérir la force d’un système du monde et de principes d’action. C’est à cela même que ressemble notre tissu algorithmique.
Omens modernes
Il n’y a pas beaucoup de différences de nature entre un système social structuré par une jurisprudence d’ordre divin et les fonctions associées à sa production, à sa gestion et à son usage (le roi, le devin, le médecin, l’esclave…) et un système social structuré par une « jurisprudence algorithmique » et les fonctions qui lui sont propres (l’investisseur, le codeur, le modérateur philippin, le prophète moderne, le « roi » d’une méga-entreprise…).
Beaucoup de ces algorithmes entrent dans la composition de nos mégamachines actuelles (la « machine » Amazon, la fusée Ariane, le bâtiment « intelligent », Hyperloop…) mais la plupart d’entre eux se répondent désormais et font système sans finalité déterminée. Ce phénomène est amplifié par les algorithmes d’IA qui fonctionnent sur le modèle protase / apodose de façon quasi-magique (inexplicable au sens littéral) et tendent enserrer notre environnement et notre vie quotidienne dans un filet massif d’omens modernes, de présages à maille fine. Ainsi, l’un des plus importants des omens modernes est le présage d’achat et nous dérivons déjà vers les omens de comportement (marketing prédictif). Et pourquoi pas, demain, le présage de crime4 ?
Un caractère de l’époque
En près de trois millénaires, les mésopotamiens ont développé une société réellement prodigieuse, culminant dans de splendides réalisations architecturales et agraires, des systèmes d’échanges commerciaux… et une organisation sociale élaborée. Pour autant, leur science n’a jamais réellement été constituée parce que tout leur système reposait sur une présence « causante » des dieux dans le tissu du réel. Il a fallu que les grecs remettent les dieux dans les cieux, en quelque sorte, pour que le monde d’ici-bas puisse disposer de causes propres et nous d’une science pour étudier leurs régularités.
Il nous semble que le retour d’une forme de réel sans causes propres, tissé par des algorithmes énigmatiques, peut caractériser l’époque dans laquelle nous entrons, ce que Frédéric Patras exprime ainsi (nous soulignons) :
Toute science a la faculté de dégénérer, que ce soit dans son exercice ou son enseignement, et les dégénérescences correspondantes sont en grande partie liées à l’essence même du domaine considéré. Ainsi, les disciplines juridiques ou les sciences naturelles sont-elles soumises au risque d’en appeler plus à la mémoire qu’à la raison (avec les risques que cela comporte pour l’exercice de la justice, lorsque la jurisprudence se substitue à l’exercice normatif et à l’élaboration parlementaire du droit).
La présence massive des algorithmes reposant sur des mémoires de données géantes est susceptible de conduire à des formes de technosciences d’où la raison, l’induction et la production de symboles (Liu Hui terrasse un « monstre ») disparaissent de nos compétences au profit d’un mécanisme associatif géant et finalement assez stérilisant.
Ce mécanisme ne sera pas analysé et gravé sur quelques dizaines milliers de tablettes d’argile, mais réalisé dans un mégasystème d’objets et algorithmes « intelligents » et interconnectés qui sont autant de causes qui nous échappent.
Version pdf : Retours à Babylone
1. ↑ Lewis Mumford cité sur le blog Mediaphusis – 28 octobre 2016 – Lewis Mumford : « Ce qui nous reste de technique démocratique risque d’être totalement supprimé »
2. ↑ Serge Latouche sur overblog – 14 février 2006 – La Mégamachine et la destruction du lien social (lien rompu)
3. ↑ James Ritter in : Éléments d’histoire des sciences, sous la direction de Michel Serres – P.17-37
4. ↑ Predpol – The Predictive Policing Company
1 Response
[…] quand même… Et pourtant, le verbe est intriguant (nous reviendrons plus précisément dans Retours à Babylone sur ce qu’il qualifie de « machine » babylonienne). Jacques Ellul poursuit […]