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Voilà un sujet a priori peu excitant : les câbles sous-marins. On lève pourtant une paupière quand on sait que 99% du trafic numérique intercontinental (données, téléphone, internet…) transite par les presque 300 câbles (connus) qui maillent le globe. On s’éveille alors franchement en devinant les énormes enjeux géostratégiques cachés derrière cette tuyauterie planétaire. Et rien de tel qu’une bonne vision artistique comme celle de Trevor Paglen pour achever de nous dessiller.
Pour une géographie numérique (bis)
Pour prédire l’avenir à long terme d’un système il faut comprendre de quoi est faite sa matière et par quelles lois elle se transforme. En ce qui concerne le développement humain, par exemple, l’empan du « long terme » est la génération et la « physique » du système est biologique, démographique et géo-écologique (la culture, la politique, etc. les superstructures culturelles et civilisationnelles en général sont assez peu prédictives).
C’est un peu le même principe pour le monde numérique. Contrairement à ce que nous serions tentés de croire, son avenir à long terme et le nôtre avec lui n’est pas à chercher au niveau des superstructures de services (les GAFAM, pour simplifier). Le monde numérique possède sa propre logique de développement, « post-humaine ». Il est donc disponible à une « physique » explicative de long terme. Et c’est celle d’une infrastructure de réseau : elle est technologique et géographique (topologique si l’on veut). Et ce n’est pas un hasard si Trevor Paglen, dont le travail sera évoqué en fin d’article, a obtenu un doctorat de géographie à Berkeley en 2008…
Avec les câbles sous-marins, nous entamons ainsi un parcours de « géographie numérique » (Pour une géographie du net).
Rien de tel qu’un bon vieux câble
Un câble sous-marin de transmission de données ressemble à ça :
On devine, au loin, le navire qui l’a déployé au fond de l’océan. Son installation se termine toujours plus ou moins comme ceci : tracté sur une plage, enfoui, puis relié à la « station d’atterrissement ». Le cœur d’un câble optique, la « fibre », est en silice (du verre) et a le diamètre d’un cheveu (pour tout savoir sur ces câbles, nous proposons de suivre la très intéressante conférence de Bruno Vinouze1 – installez-vous bien, elle dure 1h30).
En matière de technique, le progrès consiste essentiellement en ceci : faire plus en moins de temps et moins d’espace. Or, le signal lumineux (dans le proche infrarouge, invisible) parcourt la fibre-cheveu à la vitesse de 200 000 kilomètres par seconde tandis que dans le vide il jaillit à 300 000 km/s. Il reste donc, de ce côté, une grande marge de progrès. Mais aussi, pourquoi s’embêter à fabriquer un câble de plusieurs milliers de kilomètres de long, le tracter en mer, l’enfouir parfois, construire une station d’atterrissement etc. alors qu’un satellite géostationnaire atteint à la vitesse de 300 000 km/s pourrait faire l’affaire ? D’abord, bien sûr, parce que cela reste moins cher. Mais surtout…
Suivons par exemple l’un des nombreux câbles qui traversent l’océan atlantique et qui relient New-York à Londres. La distance, environ 5 000 kilomètres, est parcourue par le signal optique à la vitesse de 200 000 km/s en 25 millisecondes. Un satellite géostationnaire étant situé à 36 000 kilomètres de la terre, un signal optique émis depuis Londres jusqu’à New-York parcours environ 72 000 kilomètres à la vitesse indépassable de 300 000 km/s. Mais cela prend 240 millisecondes. Ce sont « seulement » 2 dixièmes de seconde de plus, mais à l’heure où les ordinateurs peuvent effectuer des milliers de milliards d’opérations par seconde, à l’heure du trading à haute fréquence, cet écart est abyssal.
Pour cette très simple raison, le satellite est voué à rester marginal. Il faut un maillage proche de la surface terrestre. Si nous pouvions passer en ligne droite par le centre de la terre, ce serait encore mieux.
Widemouth Bay et la City
La plupart des câbles transatlantiques partent de New York et atterrissent en Angleterre, plus précisément, du côté de Bude, à Widemouth Bay, dans les Cornouailles2. Londres est à environ 300 kilomètres à vol d’oiseau, soit à un peu plus de 1 millième de secondes dans la fibre. Ce n’est pas pour rien que la City est… à Londres (et Wall Street à New-York).
La Banque Centrale Européenne a étudié en détails et en graphiques les bénéfices de disposer sur son territoire d’un point d’atterrissement (nous soulignons) :
Les câbles optiques sous-marins apportent un avantage compétitif aux centres financiers situés près des océans, comme Singapour, parce qu’ils sont directement connectés au réseau internet, au détriment de villes terrestres comme Zürich. On estime que les connections par câble ont contribué au développement du chiffre d’affaires de Londres, première place de trading mondiale, de l’ordre d’un tiers. […] L’avantage que procurent les câbles optiques au Royaume-Uni comme place financière, combiné à l’inertie institutionnelle, suggère que si l’activité de trading se relocalise après le Brexit, ce ne sera que très progressivement.
Nous retenons au moins ceci : les points d’atterrissement fixent un environnement économique et financier assez difficile à bouger. La City n’est qu’un exemple. Ces points déterminent par exemple aussi la localisation des datacenters (et réciproquement).
Il ne faut donc pas s’étonner si les états facilitent leur atterrissement sur leur sol, le plus près possible de leurs centres économiques.
De Bilbao à Virginia Beach
Un câble coûte de l’ordre de 1 milliard de dollars. Il est financé la plupart du temps par des opérateurs de télécommunications selon une règle assez simple : un opérateur qui finance 20% du câble bénéficie de 20% de sa capacité. Suivons donc l’argent et repartons de Widemouth Bay jusqu’à Bilbao en Espagne (en suivant un câble appartenant à l’indien Tata Communications…).
Pas loin de Bilbao, on trouve le point d’atterrissement d’un nouveau câble mis en service en septembre dernier, dénommé « Marea », qui atteint un débit record de 160 térabits par seconde, soit l’équivalent de 71 millions de flux vidéo haute définition simultanés. Marea a été financé par Telefonica, l’opérateur espagnol, et… Microsoft et Facebook ! Pourquoi eux ?
La première motivation est donnée par Microsoft3.
Quand l’ouragan Sandy a dévasté la côte est des États-Unis en 2012, il a laissé une véritable pagaille. Frank Rey, Directeur chez Microsoft, était chez lui. Il n’a pas pu faire savoir à ses proches, alors en Europe, qu’il était en sécurité :
Tout le réseau entre les États-Unis et l’Europe a été coupé pendant plusieurs heures. Pour nous [ Microsoft ], cette tempête a montré qu’il existait un challenge à relever pour consolider le câblage transatlantique atterrissant à New York et dans le New Jersey.
Ayant constaté que les dirigeants de Facebook étaient lancés dans la même réflexion (nous avons eu beau chercher, Facebook semble peu loquace au sujet de Marea), ils ont conçu et financé ensemble un câble passant plus au sud en partant des côtes de la Virginie, où se trouvent 4 des datacenters Azure de Microsoft, pour atterrir en Espagne sur une plage de la ville basque de Sopela, près de Bilbao.
La seconde motivation, nous la devinons facilement : les GAFAM ne peuvent plus se permettre de dépendre des opérateurs traditionnels et de se soumettre aux exigences de neutralité du net (ils pourront bien la défendre pour les autres quand ils disposeront de leurs propres réseaux). Ils sont désormais très impliqués dans la construction d’infrastructures sous-marines en propre, qu’il s’agisse de Google avec son quatrième câble reliant les États-Unis au Japon et installé en collaboration avec la Chine (le câble a ses raisons que la politique ignore), d’Amazon avec son premier câble transpacifique, ou encore d’Apple qui semble vouloir rattraper son retard…
C’est là, dans cette « géographie » du réseau numérique, que l’on peut tenter de prédire l’avenir et d’engager une réflexion politique. Cet avenir appartient à ceux, connus et inconnus, qui possèdent et contrôlent les infrastructures, par exemple les câbles, les lieux d’atterrissement, etc. La preuve ?
La preuve par les sous-marins
Alors que les États-Unis et la Russie s’opposent depuis un bon moment au sujet de l’Ukraine, la tension monte soudain en septembre 2015. La Russie renforce sa présence militaire en Syrie pour intensifier son soutien au régime en place. On imagine assez mal la tension entre les deux pays à ce moment-là. Le New-York Times révèle au mois d’octobre 2015 l’épisode suivant4 :
Le mois dernier, le navire espion russe Yantar, équipé de deux sous-marins autonomes, a croisé lentement au large de la côte est des États-Unis en se dirigeant vers Cuba, où un câble important atterri près de la base navale américaine de Guantánamo Bay. Il a été constamment surveillé par des satellites espions américains, des navires et des avions. Des officiels de la Navy ont déclaré que le Yantar et ses véhicules sous-marins avaient la capacité de sectionner les câbles à plusieurs kilomètres de profondeur.
Il arrive que des câbles soient endommagés ou sectionnés par les chaluts des navires de pêche mais ces incidents se produisent en général près des côtes et les câbles sont réparés en quelques heures. Les américains semblaient cette fois plus inquiet : réparer un câble en haute mer à plusieurs kilomètres de profondeur, c’est beaucoup plus long et compliqué.
Les câbles sous-marins sont devenus tellement importants que le ministère américain de la sécurité intérieure [ Department of Homeland Security ] a placé leurs zones d’atterrissement, la plupart autour de New York, Miami et Los Angeles, au sommet de leur liste « d’infrastructures critiques ».
Ces zones d’atterrissement sont des points fixes et des zones d’inertie économique majeures, et donc des cibles militaires parfaites. CQFD.
Et la France ? Elle s’inquiète également, mais semble aujourd’hui plus préoccupée par les startups, l’IA, etc. que par la maîtrise d’infrastructures vitales, en particuliers maritimes. Le Télégramme de Brest publiait quand même un bref article à ce sujet en décembre 20155 :
[…] la députée Patricia Adam, présidente de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, se démène depuis juillet dernier pour obtenir du gouvernement la classification d’Orange Marine (filiale d’Orange) en « opérateur d’importance vitale ». Cette classification permettrait d’éviter la captation étrangère (entrée dans le capital) d’une activité industrielle d’intérêt stratégique. La demande est en cours. Le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a appuyé la démarche.
Et aujourd’hui ? Mystère pour nous, en tout cas…
Trevor Paglen
Pour que les câbles sous-marins intéressent l’art, il a fallu un événement extraordinaire : l’affaire Snowden. Ses révélations ont mis à jour un élément technique qui semble désormais assez évident : dans des fibres du diamètre d’un cheveu circulent 80% du trafic internet mondial. Il semble donc tout à fait logique, pour une agence de renseignement comme la NSA, d’y arrimer ses pinces crocodiles, dans un centre d’atterrissement ou pas loin. C’est ce que l’on appelle en anglais le « tapping », l’écoute.
L’artiste (et géographe) Trevor Paglen s’est emparé du sujet et nous a proposé en décembre 2015 une sorte de performance : plonger avec lui au large de Miami pour suivre un câble. Autrement dit, voir et toucher, concrètement, ce que trafic internet mondial veut dire et combien il semble physiquement facile de l’atteindre.
Le journaliste Brian Boucher s’est offert pour 500$ ce petit événement aquatique et raconte6 :
« Quand nous parlons d’Internet, nous utilisons des termes abstraits comme ‘le cloud’, le ‘cyberespace’ » déclare Paglen (nous sommes tous en tenue de plongée, prêts à enfiler nos bouteilles). Il nous dit qu’Internet n’est pas seulement « de l’air » : il voyage au travers des câbles que nous allons voir. […] L’objet de cette expédition est de permettre aux plongeurs d’avoir une expérience intime et personnelle de ce signe de puissance et de contrôle, dans une sorte d’élévation de la conscience.
Trevor Paglen se confie aussi à Laura Mallonee du magazine Wired :
La plupart du temps, nous appréhendons le monde au travers d’images. Il me semble que c’est ce que le bon art (good art) doit faire : vous enseigner comment regarder le moment historique que vous traversez.
Ou encore à Megan O’Grady du New York Times :
Les gens aiment dire que mon travail consiste à rendre visible l’invisible, mais c’est un malentendu. Il s’agit plutôt de montrer à quoi ressemble l’invisible.
Nous avons compris et c’est très juste.
A quoi ressemble l’invisible ?
Voir, toucher, engager son corps dans la compréhension du monde numérique : c’est la seule façon proprement humaine de se l’approprier. Nous avons besoin d’imaginer l’avenir et cette faculté ne passe pas par la raison mais par le corps.
Cela devrait faire partie de notre éducation numérique : plonger, voir, toucher ; la fabrication d’un câble, un datacenter, mesurer, quantifier, suivre un cours de géographie numérique, de géographie tout court…
Suivons les artistes qui nous proposent des expériences sensorielles de l’infrastructure, celles qui libèrent notre imagination. La station d’atterrissement est un bon point de départ : enfilons notre combinaison de plongée et suivons les câbles !
Version pdf : Trevor Paglen le long des câbles sous-marins
1. ↑ Bruno Vinouze – Maison de la mer – 26 février 2015 – Pour qu’Internet traverse les océans, les câbles sous-marins
2. ↑ Suivre ici et en images le fabuleux trajet d’un paquet Internet transitant par Widemouth Bay – 5 février 2015 – Invisible Infrastructures : The Exciting life of Internet Packet
3. ↑ Deborah Bach – 21 septembre 2017 – Microsoft, Facebook and Telxius complete the highest-capacity subsea cable to cross the Atlantic
4. ↑ David E. Sanger et Eric Schmitt pour le New York Times – 25 octobre 2015 – Russian Ships Near Data Cables Are Too Close for U.S. Comfort (article désormais payant)
5. ↑ Télégramme de Brest – 9 décembre 2015 – Câbles sous-marins. Stratégiques !
6. ↑ Brian Boucher pour Artnet News – 7 décembre 2015 – Join Us as We Dive with Trevor Paglen 70 Feet Underwater and See NSA-Tapped Cables
Notes
24 novembre 2017 – Dernières nouvelles des câbles
A titre de complément, on glanera des informations complémentaires dans l’article de La Tribune paru ce jour : Les câbles sous-marins, autoroutes vitales de l’Internet mondial.
17 janvier 2018 – Google, Curie, Havfrue et les autres
A lire dans Les Echos : Google étend son réseau de câbles sous-marins. Sur son propre blog, Google rassure ses clients concernant sa stratégie en matière de maîtrise des infrastructures sous-marines : « The Google network offers better reliability, speed and security performance as compared with the nondeterministic performance of the public internet, or other cloud networks ». Autrement dit, l’internet « public » peut bien être abandonné aux aléas de la « neutralité du web » et de ses performances « non déterministes », Google n’y est pas.
Absolument passionnnant et aussi enfoui sous les médias que les câbles dans les océans….
Tellement juste !
Mais, par bonheur, nous ne suivons pas ici le rythme des médias…
Bravo c’est passionnant et édifiant